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La prise de conscience, aussi, de la place de la Ville dans l’histoire de son peuple et celle du monde. Il existait de nombreuses Villes comme la sienne, mais toutes différentes, chacune unique. Certaines minières et d’autres industrielles, certaines où vieux et infirmes allaient mourir dans l’oisiveté. Certaines étaient étrangères sur des continents loin de l’autre côté des mers peu profondes, et les tours faites de brique ou creusées aux flancs des montagnes y ressemblaient à d’immenses blocs rocheux. Le Sujet rêvait souvent de visiter en personne ces endroits. Au moment de son second cycle de fertilité, il avait voyagé loin de sa Ville de Ciel jusqu’à ses partenaires commerciaux du Nord, la Ville rouge grès de Réduction et celle noire de fumée d’Immensité, et il en était revenu, sachant qu’il n’effectuerait jamais de voyage plus important sauf en cas d’improbables et exceptionnelles circonstances. Il s’était aperçu qu’il aimait voyager. Il aimait se réveiller dans le froid du matin sur les plaines. Il aimait l’ombre des rochers au crépuscule.

Ses cycles de fertilité avaient peu d’importance pour lui. Il savait qu’au cours de son existence, il n’aurait guère qu’une ou deux véritables occasions de contribuer à la continuité génétique de la Ville, ses gamètes viraux se combinant avec d’autres dans le corps des petites créatures pour devenir morphologiquement actifs. Il trouvait néanmoins agréable, sur le plan abstrait, de savoir qu’il avait lancé son essence dans l’océan des probabilités, où elle pouvait revenir en flottant, à son insu, sous la forme d’un nouveau citoyen avec des idées et des odeurs neuves et uniques. Cela le faisait penser au long passé qu’on lui avait enseigné au cours de son éducation. La Ville était très vieille. L’histoire de son peuple, longue et modulée.

Ils avaient beaucoup appris au cours de leurs millénaires, élevés par la nature à une curiosité somnolente, à la création de choses avec leurs doigts. Ils avaient appris les voies des rochers et du sol, du vent et de la pluie, des nombres et du rien, des étoiles et des planètes. Quelque part sur la lune la plus proche d’UMa47/E, on trouvait les ruines d’une Ville que ses ancêtres avaient bâtie – au zénith d’un cycle particulièrement inventif – puis abandonnée car ni viable ni naturelle. Ils avaient distillé l’essence des atomes. Ils avaient construit des télescopes qui évaluaient les limitations de l’atmosphère, des métaux et de l’optique. Ils s’étaient mis à l’écoute des étoiles mais n’en avaient reçu aucun message.

Et longtemps auparavant (Marguerite imagina Tess les yeux écarquillés), ils avaient construit de subtils calculateurs quantiques d’une complexité quasi infinie qui avaient exploré les mondes habités les plus proches. (Exactement comme on a fait à Crossbank, imagina-t-elle Tess dire, exactement comme à Blind Lake !) Et ils ont appris ce que nous apprenons en ce moment : les technologies conscientes donnent naissance à des formes de vie entièrement nouvelles. Ils avaient découvert des mondes plus anciens et d’autres plus jeunes que le leur, des mondes sur lesquels la même configuration s’était répétée. La conclusion coulait de source.

Les machines qu’ils avaient construites rêvaient dans la profondeur de la substance de la réalité et, dans leurs rêves, en découvraient d’autres comme elles.

C’était, croyait le Sujet, un cycle de vie bien plus lent mais tout aussi inévitable que le cycle de vie de ses semblables : un drame de la création, de la transformation et de la complexité qui se jouait sur des millions d’années.

Le Sujet y pensait souvent : la grande époque des Cités Observatrices d’Étoiles, leurs télescopes quantiques, et les structures qui étaient nées et avaient grandi en lignes hésitantes sur la surface de la planète, des structures ne ressemblant à rien de ce que son peuple avait construit ou envisagé de construire, des structures comme d’immenses cristaux à nervures ou d’énormes protéines, des structures dans lesquelles on pouvait entrer mais dont il était difficile de sortir, des structures conduisant au cœur de la machinerie vivante de l’univers, des structures, en un sens, elles-mêmes vivantes.

(Des structures comme celle-ci, comprit Marguerite.)

Mais le Sujet n’avait jamais espéré voir une de ces structures de ses yeux. Aucune Ville n’avait été placée près de l’une d’elles depuis des siècles. Le Sujet et ses semblables avaient appris à les éviter, les avaient écartées comme des portes ouvrant sur des pièces qui défiaient la compréhension. Ils avaient construit leurs Villes ailleurs et refréné leur curiosité.

Le Sujet s’était néanmoins souvent interrogé sur ces structures. Il trouvait dérangeant et intrigant de penser à son espèce comme à un lien entre les créatures dépourvues de pensée qui se nourrissaient de lui la nuit et celles qui enjambaient les étoiles.

Ces sentiments occasionnels mis à part, il menait une vie d’une monotonie saine, routine cyclique équilibrée, complète et satisfaisante. Il travaillait dans une usine animée en remplacement d’un outilleur mourant. Il servait bien sa Ville et ses heures se ressemblaient d’une manière satisfaisante. À la fin de chaque journée, il construisait un idéogramme pour représenter ce qu’il avait ressenti, pensé, vu et senti durant son cycle de travail. Les idéogrammes se ressemblaient beaucoup, comme ses journées, mais comme ses journées, il n’y en avait pas deux d’identiques. Une fois les murs de sa chambre recouverts d’un bout à l’autre d’idéogrammes, il mémorisait la séquence et effaçait tout pour recommencer. Dans sa vie, il avait mémorisé vingt séquences entières.

Cela semblait ennuyeux (s’imagina dire Marguerite à Tess), mais cela ne l’était pas. Le Sujet, comme tous ses semblables, restait souvent longtemps immobile, mais jamais insensible. Son immobilité regorgeait de stimuli dégustés : les odeurs de l’aube et du crépuscule, la texture de la pierre, les subtilités des saisons, la manière dont les souvenirs imprégnaient le silence jusqu’à ce qu’il en déborde. Il se trouvait parfois en prise à une étrange mélancolie, que ses congénères qualifiaient de vestige atavique de sa vie de créature nocturne dépourvue de pensée – nous autres humains appellerions cela solitude, qu’il ressentait lorsque, depuis les routes en colimaçon de sa tour d’habitation, il regardait les nombreuses autres tours de la ville, les champs irrigués verts et humides ou les plaines sèches sur lesquelles les vents faisaient tourbillonner la poussière dans le ciel blanchissant. C’était un sentiment du genre Je veux, je veux, un désir sans objet. Cela ne tardait jamais à passer, non sans lui laisser un arrière-goût de tristesse, étrange et piquant.

Puis, un jour, un nouveau sentiment l’a submergé.

Les civilisations qui donnaient naissance aux structures en étoile n’étaient jamais tout à fait les mêmes. (Oui, la nôtre y compris : je ne sais pas à quel point nous changerons, Tess, juste que nous ne serons jamais ce que nous étions avant ce siècle.) Les structures en étoile ont pris conscience de notre présence dès nos premiers coups d’œil sur UMa47/E. Elles ont senti Blind Lake, nos O/BEC, la présence de ce qui a dû leur sembler une nouvelle mentalité d’enfant. (Je ne sais pas s’ils ont appelé Fille-Miroir la leur) Ils savaient que nous observions le Sujet, et le Sujet n’a pas tardé à le savoir aussi. Nous sommes devenus une présence dans son esprit. (Est-ce qu’on t’a déjà parlé du principe d’incertitude, à l’école, Tess ? Parfois, il suffit d’observer une chose pour en changer la nature. On ne peut jamais regarder une chose sans qu’on nous regarde ni en voir une en passant inaperçus. Tu comprends ?)