Elle demanda à la Fille-Miroir : « Je peux le toucher ? »
Un silence.
« Il dit oui. »
Elle tendit la main et fit un pas en avant. Le Sujet resta immobile. La main de Marguerite semblait pâle, comparée à la texture rugueuse de la peau du Sujet. Elle posa ses doigts sur le corps, au-dessus de l’orifice ventral. Il avait la peau comme de l’écorce flexible chauffée par le soleil. Il la dominait, et il sentait abominablement mauvais. Elle se raidit et plongea son regard dans ses yeux blancs et neutres. Voyant tout. Ne voyant rien.
« Merci, murmura-t-elle. Désolée. »
À pas lourds et pesants, le Sujet se détourna. Ses énormes pieds firent sur le sol sableux comme un bruissement de feuilles mortes.
Lorsqu’il eut disparu dans les profondeurs ombragées de la structure en étoile, Marguerite, pressentant que sa propre présence en ces lieux touchait à sa fin, s’agenouilla à côté de la Fille-Miroir.
Comme c’est étrange, pensa-t-elle, de voir cette chose, cette entité, sous la forme de Tess. Comme c’est trompeur.
« Combien d’autres espèces intelligentes avez-vous connues, toi et tes sœurs ? »
La fille-Miroir inclina la tête sur l’épaule, un autre geste emprunté à Tess. « Des milliers et des milliers d’espèces ancêtres, répondit-elle. Sur des millions et des millions d’années.
— Vous vous souvenez de toutes ?
— De toutes. »
Des milliers d’espèces intelligentes sur des mondes orbite autour de milliers d’étoiles. La vie, se dit Marguerite, et sa quasi-infinité de variations. Toutes semblables. Toutes différentes. « Ont-elles quelque chose en commun ?
— Sur le plan physique ? Non.
— Quelque chose d’intangible, alors.
— L’intelligence l’est.
— Quelque chose de plus. »
La Fille-Miroir sembla réfléchir à la question. Peut-être consultait-elle ses « sœurs ».
« Oui », finit-elle par répondre. Ses yeux brillaient, pas du tout comme ceux de Tess. Elle avait une expression solennelle. « L’ignorance, dit-elle. La curiosité. La douleur. L’amour. »
Marguerite hocha la tête. « Merci.
— Maintenant, dit la Fille-Miroir, je crois qu’il faut que tu ailles aider ta fille. »
Trente-quatre
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit sur les espaces sombres et tremblotants de la galerie O/BEC, Ray découvrit avec stupéfaction que Tess l’attendait.
Elle leva vers lui de grands yeux interrogateurs. Il baissa le couteau mais résista à la tentation de le cacher dans son dos. Il avait du mal à comprendre le but ou la signification de la présence de sa fille.
« Tu sues », dit-elle.
L’air était chaud, la lumière faible. Les appareils O/BEC se trouvaient toujours à un couloir de là, mais Ray s’imagina sentir leur proximité, une pression sur ses tympans, le poids d’un mal de tête. Qu’était-il venu faire ici ? Tuer la chose qui avait miné son autorité, fait capoter son mariage et subverti l’esprit de sa fille. Il avait supposé cette chose encore vulnérable – il n’avait qu’un couteau et ses deux mains, mais il pourrait débrancher une prise, couper un câble ou arracher une ligne d’alimentation. Les O/BEC existaient par le consentement des hommes, un consentement qu’il allait leur retirer.
Mais si les O/BEC avaient découvert un moyen de se protéger ?
« Pourquoi tu veux faire ça ? » demanda Tess comme s’il avait parlé tout haut. Ce qui était peut-être le cas. Il considéra sa fille d’un œil critique.
« Tu ne devrais pas être là », dit-il.
Elle lui prit la main. Ses petits doigts étaient plus chauds que l’air ambiant. « Viens voir, dit Tess. Viens ! »
Il franchit derrière elle une série de barrières de sécurité automatiques jusqu’à la galerie, jusqu’à la plate-forme aux parois de verre qui surplombait la profonde structure des O/BEC. Il s’aperçut alors que son plan pour arrêter les machines était devenu irréalisable et qu’il lui faudrait trouver une autre manière de procéder.
Dans les cylindres O/BEC, des réseaux quasi biologiques habitaient un espace de phase presque infini, communiquant avec le monde extérieur (d’abord) par la télémétrie des interféromètres DPT. Ils appliquaient des transformations de Fourier à des signaux dégradés se noyant dans du bruit puis dérivaient (mystérieusement) l’information désirée par ce que les théoriciens avaient choisi d’appeler « d’autres moyens ». Ils ont parlé à l’univers, se dit Ray, et l’univers leur a répondu. L’ensemble O/BEC savait des choses que l’espèce humaine ne pouvait que deviner et avait maintenant atteint un niveau inédit d’interaction avec le monde physique.
La chambre O/BEC, haute de trois étages, avait été une salle blanche style Nasa. Rien (à part les O/BEC) n’aurait dû y vivre. Mais Ray eut l’impression, dans la lumière faiblarde, que la chambre avait été envahie par quelque chose – sinon la vie, du moins quelque chose d’autoreproductif, une croissance transparente qui avait partiellement rempli l’enceinte O/BEC et montait le long des parois comme l’hiver le givre sur une fenêtre. Le fond de la chambre, dix mètres plus bas, était recouvert d’un fluide cristallin gélatineux qui miroitait et bougeait comme l’écume sur une plage.
« C’est pour que les O/BEC puissent se nourrir sans énergie extérieure, expliqua Tess. Les racines s’enfoncent loin sous la terre. Pour y récupérer de la chaleur. »
À quelle profondeur fallait-il descendre pour « récupérer de la chaleur » d’une prairie enneigée ? Deux cent cinquante mètres ? Cinq cents ? Jusqu’au magma en fusion ? Pas étonnant que la terre ait tremblé.
Et comment Tess savait-elle cela ?
De toute évidence, elle avait développé une espèce d’empathie avec les O/BEC. Une folie contagieuse, songea Ray. Tess avait toujours été instable. Peut-être les O/BEC exploitaient-ils cette faiblesse.
Et il ne pouvait rien y faire. Les cylindres se trouvaient hors de portée et sa fille avait été irrémédiablement compromise. Ce fait le frappa avec la force d’un véritable coup. Il s’assit par terre en se laissant glisser contre le mur, le couteau mal assuré dans sa main droite.
Tess s’agenouilla et le regarda dans les yeux.
« Tu es fatigué », affirma-t-elle.
Elle avait raison. Jamais il n’avait ressenti une telle fatigue.
« Tu sais, dit Tess, ce n’était pas de sa faute. Ni de la tienne. »
Qu’est-ce qui n’était pas de la faute de qui ? Ray jeta à sa fille un coup d’œil consterné.
« Que tu sois sorti de la voiture, dit-elle. Que tu aies vécu. Tu n’étais qu’un enfant. »
Elle lui parlait de la mort de sa mère. Sauf que Ray ne lui avait jamais raconté cette histoire. Ni à Marguerite ni à personne depuis qu’il était adulte. La mère de Ray, Bethany (mais Ray ne l’avait jamais appelée que Mère), l’avait conduit à l’école dans la grande Ford familiale, le genre de voiture qu’on ne voyait plus et qu’alimentait un mélange de biogasoil et de batteries rechargeables très banal après le conflit saoudien, un véhicule patriotique dans lequel il avait toujours été fier qu’on le voie. La voiture était rouge vif, se souvint Ray, d’un rouge de jouet neuf et tentant, lisse comme du Téflon et brillant comme l’émail. Ray avait dix ans et une conscience aiguë des couleurs comme des textures. Il venait de descendre de la voiture dans laquelle sa mère l’avait conduit à l’école (instantané : l’Institut Baden, un collège privé dans un faubourg arboré de Chicago, un bâtiment élégamment suranné en brique jaune, endormi dans la chaleur d’un matin de septembre) et atteignait la cour quand il se retourna pour faire au revoir de la main (la main levée, en écoutant les voix des enfants et le bourdonnement à haute tension des cigales) au moment où un camion d’une antenne médicale mobile Modesto Fuchs – volé, apprit-il plus tard, par un accro à l’Oxycontin qui cherchait à faire main basse sur la pharmacie de bord – déviait de l’autre file de Duchesne Street droit sur le flanc de la Ford rouge vif.