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Chris trouvait rassurant que la région ait si peu changé depuis les événements de l’année précédente. À la frontière de l’Indiana, il passa devant un ancien poste de contrôle de la Garde nationale, témoignage silencieux qu’il y avait eu une crise et qu’elle était terminée ; à part cela, il ne vit que vaches et moissonneuses-batteuses, relais routiers et limites de comtés. On n’avait jamais automatisé qu’une toute petite partie de ces routes, et Chris appréciait de pouvoir conduire pendant des heures sans autres mains sur le volant que les siennes : pas d’alertes anticollision, de dispositif prioritaire, de protocoles d’évitement des bouchons : rien que l’homme et la machine, comme Dieu l’avait prévu.

Il donna un petit coup de coude à Marguerite en atteignant la limite du comté.

Elle ôta son casque et regarda la route. Elle était restée trop longtemps absente, confia-t-elle à Chris, et cela la chagrinait de voir tous ces centres commerciaux, ces maisons de tolérance et ces bars à drogue miteux qui avaient poussé comme des champignons le long de la vieille route nationale.

Mais le centre de la ville ressemblait en tout point à sa description : le poste de police vieux d’un siècle, les terrains communaux bordés de châtaigniers, les modernes moulins à vent en trèfle au sommet d’une crête distante. Les diverses églises, dont la presbytérienne où avait officié son père.

Celui-ci avait pris sa retraite et emménagé dans une maison en bois sur Butternut Street, au sud du quartier des affaires. Chris trouva la maison en suivant les instructions de Marguerite et se gara devant, contre le trottoir.

« Réveille-toi, Tess, dit Marguerite. On est arrivés. »

Tess sortit de voiture avec un sourire endormi à l’adresse de son grand-père qui, rayonnant de joie, descendait les marches du porche.

Marguerite avait craint qu’une certaine gêne ternisse cette première rencontre entre Chris et son père. Une inquiétude qui se révéla sans fondement : un peu surprise, elle vit son père serrer avec chaleur la main de Chris et le faire entrer dans la maison.

Chuck Hauser n’avait que très peu changé depuis sa dernière visite, trois ans plus tôt. C’était l’un de ces hommes qui, sur le plan physique, n’évoluent presque pas entre cinquante et soixante-dix ans : la même barbe poivre et sel, le même chaume sur le crâne, la même petite bedaine convenable. Il continuait à porter les chemises de coton monochromes qui avaient depuis toujours sa préférence, mode ou pas. Les mêmes yeux bleus, malgré une récente kératotomie.

Il avait préparé un repas constitué de pain de viande, pois, maïs et purée, qu’il servit dans la salle à manger sur la grande table sur laquelle (informa-t-il Tess) Marguerite effectuait ses devoirs dans son enfance. Ils habitaient alors le presbytère sur Glendavid Avenue. Elle travaillait à ses exercices de maths tous les soirs après le dîner, assise près d’une grande lampe imitation Tiffany dont elle se souvenait de la lumière comme jaune beurre, presque assez chaude pour son goût.

À table, la conversion ne porta pas un seul instant sur Crossbank, Blind Lake, Ray Scutter ou, de manière plus générale, les événements de l’année précédente. Chuck encouragea Chris à l’appeler par son prénom, évoqua longuement le passé avec Marguerite, et quand Tess commença à s’agiter un peu trop ouvertement, il la laissa emporter son dessert dans le salon, où elle brancha le pittoresque vieux panneau vidéo arrondi et se mit à chercher des dessins animés.

Il revint à la table avec une cafetière et trois mugs. « Je ne savais pas si vous étiez vivants ou morts, avant ce coup de fil que vous m’avez passé de Provo, en février. »

C’était à Provo, dans l’Utah, qu’on avait retenu les gens de Blind Lake après la fin du blocus : six mois supplémentaires de quarantaine médicale et psychologique, à vivre comme des réfugiés sur une base démilitarisée de la Défense continentale. Six mois à attendre qu’on les déclare sains, non contaminés, ne présentant aucune menace pour la population. « Ça a dû être épouvantable, de ne rien savoir, dit Marguerite.

— Plus épouvantable pour toi que pour moi, j’imagine. J’avais le sentiment que tu t’en étais sortie. »

Dehors, le ciel avait noirci, Chris termina son café et se proposa d’aller tenir compagnie à Tess. Le père de Marguerite alluma un lampadaire qui illumina la bibliothèque en chêne derrière la table. Durant son enfance studieuse, Marguerite avait été à la fois attirée et rebutée par ces étagères : tant de volumes intrigants chamois ou ambrés, qui s’avérèrent après inspection plus poussée des œuvres sans substance ou « édifiantes » liées à la religion. (Encore qu’elle y avait chipé les Histoires comme ça de Kipling.) Elle remarqua quelques ajouts récents : des livres d’astronomie et de cosmologie, pour la plupart publiés au cours des deux années précédentes. Il y avait même un exemplaire du pavé de Sébastian Vogel sur Dieu et la science.

Il tira sa chaise à côté de celle de Marguerite. « Comment Tess gère-t-elle la mort de son père ?

— Plutôt bien, vu les circonstances, pour quelqu’un qui vient tout juste d’avoir douze ans. Elle continue d’affirmer qu’il n’est peut-être pas mort.

— Il a disparu à l’intérieur de l’étoile de mer. » Marguerite grimaça en l’entendant utiliser l’appellation populaire des structures générées par les O/BEC. Comme les « Homards », c’était un nom très inapproprié. Pourquoi tout ce qu’on ne connaissait pas devait-il être comparé à une chose échouée sur une plage ? « Beaucoup de gens ont disparu de cette manière.

— Comme ces soi-disant pèlerins à Crossbank. Mais ils ne reviennent pas.

— Non, dit Marguerite. Ils ne reviennent pas.

— Tess le sait ?

— Oui. »

Elle en savait peut-être même davantage.

« Il fut un temps, dit Chuck Hauser, où je méprisais cet homme pour la manière dont il te traitait. J’ai été plus soulagé que je ne l’ai montré lorsque tu as divorcé. Mais je pense qu’il aimait sincèrement Tess, du moins dans la mesure où il était capable d’aimer.

— Oui, je pense aussi. »

Il hocha la tête. Puis il s’éclairât la gorge, un aboiement glaireux qui rappela à Marguerite à quel point il avait vieilli.

« La nuit a l’air claire, dit-il.

— Claire et fraîche. On ne se croirait pas en août. »

Il sourit. « Viens dans le jardin, Marguerite. Je veux te montrer quelque chose. »

Tess avait déjà trouvé son bonheur sur le panneau vidéo : un de ces films en noir et blanc du XXe siècle qui lui plaisaient tant. Une comédie. Chris trouva les plaisanteries bizarres ou incompréhensibles, mais Tess riait de bon cœur, juste en voyant les expressions des acteurs.

Chris parcourut les magazines laissés par le père de Marguerite dans le porte-revues près du canapé. C’était tous des magazines d’information dont le plus vieux datait du mois de septembre de l’année précédente.

Une année d’histoire en miniature. Les meurtres de Burbank, les revers militaires dans le Lesotho, la dévaluation du dollar continental, l’Alliance panarabe… et bien entendu, par-dessus tout, les grandes manchettes sur Crossbank/Blind Lake.

Tout ce qu’il avait raté durant le blocus, l’histoire vue de l’extérieur.

FERMETURE INEXPLIQUÉE D’INSTALLATIONS ASTRONOMIQUES GOUVERNEMENTALES