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— Depuis lundi… C’est pas vieux.

— Ah…

Ce que Sophie sait, c’est qu’elle ne veut pas savoir. Ne pas s’en mêler. Elle veut finir son repas et partir. Elle n’est pas bien. Elle veut partir.

— Ça arrive, dit-elle bêtement.

— Oui, dit Véronique.

On cause encore un peu mais il y a quelque chose de brisé dans la conversation. Un petit malheur privé s’est installé entre elles.

Et le téléphone sonne.

Véronique tourne la tête vers le couloir, comme si elle attendait que le correspondant entre dans la pièce. Elle soupire. Une sonnerie, deux. Elle s’excuse, se lève, s’avance vers le couloir. Elle décroche.

Sophie termine son verre de vin, se ressert, regarde par la fenêtre. Véronique a repoussé la porte mais sa voix parvient au salon, étouffée. Situation gênante. Elle ne serait pas dans le couloir de l’entrée, Sophie prendrait son blouson et partirait comme ça, maintenant, sans rien dire, comme une voleuse. Elle perçoit quelques mots, tente machinalement de recomposer la conversation.

La voix de Véronique est grave et dure.

Sophie se lève, fait quelques pas pour s’éloigner de la porte mais la distance ne change rien à l’affaire, la voix maintenant sourde de Véronique s’entend comme si elle était là, dans la pièce. Ce sont des mots terribles de rupture banale. La vie de cette fille ne l’intéresse pas (« Terminé, je t’ai dit : c’est terminé »). Sophie se fout de ses amours ratées, elle s’approche de la fenêtre (« Nous en avons parlé cent fois, on ne va pas recommencer maintenant…! »). Sur sa gauche, un petit secrétaire. L’idée vient juste de germer en elle. Elle se penche pour mesurer le cours de la conversation. On en est à : « Fous-moi la paix, je te dis », ça lui laisse encore un peu de temps, elle abaisse doucement le panneau central du secrétaire et découvre, au fond, deux rangées de tiroirs. « Ce genre de choses, ça n’a aucune prise sur moi, je t’assure… » Dans le second, elle trouve des billets de deux cents, pas nombreux. Elle en compte quatre. Elle les fourre dans sa poche en continuant de chercher. Sa main (« Tu t’imagines peut-être m’impressionner avec ça ? ») rencontre la couverture rigide du passeport. Elle l’ouvre mais elle en remet l’examen à plus tard. Elle le fourre dans sa poche. Sophie attrape un carnet de chèques entamé. Le temps de filer vers le canapé et de fourrer le tout dans la poche intérieure de son blouson et on en est à : « Pauvre type ! » Puis il y a un « Pauvre mec ! » et enfin un « Pauvre con ! ».

Et le téléphone est violemment raccroché. Silence. Véronique reste dans le couloir. Sophie tâche de prendre une mine de circonstance, une main sur son blouson.

Véronique revient enfin. Elle s’excuse gauchement, tente de sourire :

— Je suis désolée, vous devez être… Je suis désolée…

— Ça ne fait rien…

Sophie enchaîne :

— Je vais vous laisser.

— Non, non, dit Véronique. Je vais faire du café.

— Il vaut mieux que je parte…

— Il y en a pour une minute, je vous assure !

Véronique s’essuie les yeux d’un revers de main, tente un sourire.

— C’est idiot…

Sophie se donne un quart d’heure et, quoi qu’il arrive, elle part.

De la cuisine, Véronique commente :

— Depuis trois jours, il n’arrête pas de m’appeler. J’ai tout essayé, j’ai débranché, mais pour mon travail, ça n’est pas très pratique. Laisser sonner, ça me crispe. Alors de temps en temps, je vais boire un café… Il va bien se lasser, mais c’est un drôle de type. Le genre qui s’accroche, quoi…

Elle pose des tasses sur la table basse du salon.

Sophie se rend compte qu’elle a abusé du vin. Le décor s’est mis lentement en mouvement autour d’elle, l’appartement bourgeois, Véronique, tout commence à se mélanger, arrive bientôt le visage de Léo, la pendulette posée sur la cheminée, la bouteille de vin vide sur la table, la chambre d’enfant quand elle y entre, avec le lit bombé par les couvertures, les tiroirs qui claquent et le silence quand elle prend peur. Les objets dansent devant ses yeux, l’image du passeport qu’elle fourre dans la poche de son blouson. Une onde la submerge, tout semble s’éteindre progressivement, fondu au noir. De très loin, elle perçoit la voix de Véronique qui demande : « Ça ne va pas ? », mais c’est une voix qui vient du fond d’un puits, une voix qui résonne, Sophie sent son corps se ramollir, puis s’affaisser et subitement, tout s’éteint.

Là encore, c’est une scène qu’elle revoit très bien. Aujourd’hui, elle pourrait dessiner chaque meuble, chaque détail, jusqu’au papier peint du salon.

Elle est allongée sur le canapé, une jambe pendante posée au sol, elle se masse les yeux à la recherche d’une ombre de conscience, elle les ouvre par intermittence, et sent que quelque chose en elle résiste, qui veut rester dans son sommeil, loin de tout. Elle est si épuisée depuis ce matin, il s’est passé tant de choses… Elle s’accoude enfin, se tourne vers le salon et ouvre les yeux avec lenteur.

Juste au pied de la table gît le corps de Véronique, baignant dans une mare de sang.

Son premier geste est de lâcher le couteau de cuisine qu’elle tient à la main et qui tombe sur le parquet avec un bruit sinistre.

Comme un rêve. Elle se lève et titube. Machinalement, elle tente d’essuyer sa main droite sur son pantalon, mais le sang est déjà trop sec. Son pied glisse dans la mare qui s’étale lentement sur le parquet et elle se raccroche in extremis à la table. Elle tangue un instant. En fait, elle est ivre. Sans s’en rendre compte, elle a attrapé son blouson, elle le traîne derrière elle, comme une laisse. Comme un fil de lampe. Elle parvient au couloir en s’appuyant aux murs. Là, son sac. Ses yeux sont de nouveau brouillés de larmes, elle renifle. Et elle tombe sur les fesses. Elle enfouit son visage entre ses bras roulés dans son blouson. Sensation bizarre sur le visage, elle relève la tête. Son blouson a traîné dans le sang et elle vient d’essuyer ses joues dessus… Lave-toi le visage avant de sortir, Sophie. Lève-toi.

Mais l’énergie lui manque. C’est trop. Cette fois, elle s’allonge sur le sol, la tête contre la porte d’entrée, prête à retomber dans le sommeil, prête à tout plutôt qu’à affronter cette réalité. Elle ferme les yeux. Et soudain, comme si des mains invisibles la soulevaient par les épaules… Aujourd’hui encore, elle reste incapable de dire ce qui s’est passé, mais la voici de nouveau assise. Puis de nouveau debout. Titubante mais debout. Elle sent monter en elle une résolution sauvage, un truc très animal. Elle s’avance dans le salon. D’où elle est, elle ne distingue que les jambes de Véronique, à demi sous la table. Elle s’approche. Le corps est couché sur le côté, le visage disparaît derrière les épaules. Sophie s’approche un peu plus, se penche : tout le chemisier est noir de sang. Il y a une large plaie en plein milieu du ventre, là où est entré le couteau. L’appartement est silencieux. Elle s’avance jusqu’à la chambre. Ces dix pas lui ont coûté toute l’énergie dont elle disposait et elle s’assoit sur le coin du lit. Un mur de la chambre est couvert de portes de placard. Les deux mains sur les genoux, Sophie s’approche péniblement de la première et l’ouvre. Il y a là de quoi rhabiller un orphelinat. Elles ont à peu près la même taille. Sophie ouvre la seconde porte, la troisième, trouve enfin une valise qu’elle lance sur le lit, grande ouverte. Elle choisit des robes parce qu’elle n’a pas le temps de chercher ce qui pourra aller avec les jupes. Elle prend trois jeans usés. Le mouvement la fait remonter à la vie. Sans même y réfléchir, elle sélectionne ce qui lui ressemble le moins. Derrière la porte suivante, elle trouve les tiroirs avec les sous-vêtements. Elle en jette une poignée dans la valise. Pour les chaussures, d’un simple coup d’œil, elle voit que la gamme va du plus moche au plus laid. Elle ponctionne deux paires de choses et une paire de tennis. Puis elle s’assoit sur la valise pour la fermer et elle la tire jusqu’à l’entrée où elle l’abandonne près de son sac. Dans la salle de bains, elle se lave les joues sans se regarder. Elle aperçoit dans la glace la manche droite de son blouson noircie par le sang, elle le retire immédiatement, comme s’il était en feu. De retour dans la chambre, elle ouvre de nouveau le placard, prend quatre secondes pour choisir un blouson, opte pour un bleu sans aucun caractère. Le temps de fourrer dans les poches tout ce qui se trouvait dans le sien, elle est à la porte de l’appartement, l’oreille collée contre le panneau.