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La police judiciaire espérait d’autant plus une arrestation rapide que, dans les jours qui suivirent, ce crime provoqua des torrents d’indignation. Sa médiatisation devait sans doute beaucoup au fait que la petite victime était le fils d’un proche collaborateur du ministre des Affaires étrangères. On se souvient que l’extrême droite, en la personne de Pascal Mariani, et quelques associations, dont certaines sont pourtant réputées dissoutes, en profitèrent pour réclamer le rétablissement de la peine de mort pour les « crimes particulièrement odieux », bruyamment relayées en cela par le député de droite Bernard Strauss.

Selon le ministère de l’Intérieur, cette cavale n’avait guère de chance de se prolonger. La rapidité de la réaction de la police n’avait sans doute pas permis à Sophie Duguet de quitter le territoire. Aéroports et gares restaient en état d’alerte. « Les rares cavales réussies ne le doivent qu’à l’expérience et à une intense préparation », assurait avec confiance le commissaire Bertrand, de la police judiciaire. Or, la jeune femme ne disposait que de moyens financiers très réduits et n’avait pas de relations susceptibles de l’aider efficacement, à l’exception de son père, Patrick Auverney, architecte retraité, immédiatement placé sous surveillance par la police.

Selon le ministère de la Justice, cette arrestation était l’affaire de « quelques jours ». L’Intérieur se risquait même à pronostiquer un délai maximum de « huit à dix jours ». Plus prudente, la police évoquait « quelques semaines au plus… ». Il y a de cela plus de huit mois.

Que s’est-il passé ? Personne ne le sait précisément. Mais le fait est là : Sophie Duguet s’est littéralement volatilisée. Avec un aplomb étonnant, la jeune femme a quitté l’appartement où gisait le corps du petit Léo. Elle est passée à son domicile ramasser des papiers et des vêtements, elle est ensuite allée à sa banque, où elle a retiré la quasi-totalité de ce qu’elle possédait. Sa présence à la gare de Lyon est avérée, après quoi on perd totalement sa trace. Les enquêteurs sont certains que rien de tout cela, ni l’assassinat de l’enfant ni les modalités de sa fuite, n’était prémédité. Cela laisse inquiet sur la capacité de Sophie Duguet à improviser.

Presque tout reste mystérieux dans cette affaire. Les véritables motivations de la jeune femme, par exemple, sont inconnues. Tout au plus les enquêteurs ont-ils évoqué le fait qu’elle a sans doute été durement éprouvée par deux deuils successifs, celui de sa mère, le docteur Catherine Auverney, à qui elle semblait très attachée, décédée en février 2000 d’un cancer généralisé, puis celui de son époux, Vincent Duguet, un ingénieur chimiste de trente et un ans qui, resté paralysé à la suite d’un accident de la route, s’est suicidé l’année suivante. Le père de la jeune femme — et, semble-t-il, son unique soutien — reste sceptique sur ces hypothèses mais refuse de communiquer avec la presse.

Cette affaire est rapidement devenue un véritable casse-tête pour les autorités. Le 30 mai, soit deux jours après le meurtre du petit Léo, le corps de Véronique Fabre, une traductrice de trente-deux ans, est en effet retrouvé à son domicile parisien par son ami, Jacques Brusset. La jeune femme a reçu plusieurs coups de couteau dans le ventre. L’autopsie révèle bientôt que le crime a été commis le jour même de la fuite de Sophie Duguet, sans doute en début d’après-midi. Et l’analyse de l’ADN prélevé sur les lieux du crime atteste, sans l’ombre d’un doute, de la présence de Sophie Duguet dans l’appartement de la victime. Une voiture a par ailleurs été louée par une jeune femme disposant des papiers volés au domicile de Véronique Fabre. Tous les regards se tournent naturellement vers la jeune fugitive.

Bilan provisoire : deux jours après sa fuite, la jeune femme était déjà suspectée d’un double meurtre. La traque redouble alors, mais sans résultat…

Appel à témoin, surveillance de tous les lieux où elle aurait pu trouver refuge, mise en alerte de nombreux « indics », pour l’heure, rien n’y a fait et on se demande même si Sophie Duguet ne serait pas parvenue à quitter la France… Les autorités judiciaires et policières se renvoient discrètement la responsabilité, mais sans enthousiasme : il ne semble pas que cette cavale (pour l’instant réussie) doive quelque chose à des erreurs techniques de part ou d’autre, mais principalement à la détermination farouche de la jeune femme, à une préméditation très bien calculée (contrairement à l’hypothèse de la police) ou à un sens exceptionnel de l’improvisation. La préfecture nie avoir appelé en renfort un spécialiste des situations de crise…

Les filets sont tendus, nous assure-t-on de toutes parts. Il ne reste qu’à attendre. À la PJ, on croise les doigts en espérant que les prochaines nouvelles de Sophie Duguet ne seront pas l’annonce d’un nouveau meurtre… Et pour les pronostics, on se montre évidemment plus que réservé. On hésite entre demain, après-demain et jamais.

10

Sophie marche de façon mécanique, ses hanches ne bougent pas. Elle avance droit devant elle, à la manière d’un jouet à ressort. Après un trop long moment de marche, son rythme se ralentit lentement. Alors elle s’arrête, où qu’elle soit, puis repart, empruntant toujours le même mouvement saccadé.

Ces derniers temps, elle a considérablement maigri. Elle mange peu et n’importe quoi. Elle fume beaucoup, dort mal. Le matin elle s’éveille brusquement, se redresse tout d’un bloc, ne pense à rien, essuie les larmes sur son visage et allume sa première cigarette. Depuis longtemps les choses se passent ainsi. Elles se sont passées ainsi ce matin du 11 mars, comme les autres jours. Sophie occupe un appartement meublé dans un quartier excentré. Elle n’y a ajouté aucune touche personnelle. C’est toujours le même papier peint défraîchi, la même moquette usée, le même canapé épuisé. Sitôt levée, elle allume le téléviseur, un poste antédiluvien qui reçoit toutes les chaînes avec de la neige. Qu’elle le regarde ou pas (en fait, elle passe devant le poste un nombre d’heures considérable), le téléviseur reste allumé. Elle a même pris pour habitude de n’éteindre que le son lorsqu’elle sort. Comme elle rentre souvent très tard, de la rue elle peut voir la fenêtre de son appartement illuminée par des lumières bleues tressautantes. Son premier geste, en rentrant, est de remettre le son. Elle a laissé bien des nuits le poste allumé, s’imaginant que dans son sommeil, son esprit restera connecté au son des émissions et que cela lui évitera les cauchemars. Peine perdue. Du moins se réveille-t-elle avec une présence diffuse, les émissions météo du début de matinée, lorsque le sommeil la quitte au bout de deux heures, le téléachat, devant lequel elle peut rester rivée des heures entières, le journal de la mi-journée quand elle s’assomme volontairement.