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Vers 14 heures, Sophie coupe le son et sort. Elle descend l’escalier, allume une cigarette avant de pousser la porte cochère et, comme elle le fait d’habitude, fourre ses mains dans ses poches pour en cacher le tremblement incessant.

— Tu bouges un peu ton cul ou tu veux de l’élan ?

L’heure de pointe. Le fast-food bruisse comme une ruche, des familles entières font la queue au comptoir, les effluves de la cuisine emplissent la salle, les serveuses courent, les clients laissent les plateaux sur les tables avec, dans l’espace fumeurs, des mégots écrasés dans les barquettes en polystyrène, des gobelets de soda renversés, il y en a jusque sous les tables. Sophie s’attelle à la serpillière. Les clients l’enjambent en portant leurs plateaux, dans son dos un groupe de lycéens fait un bruit infernal.

— Laisse tomber, dit Jeanne en passant, c’est un gros con.

Jeanne, une fille maigre au visage vaguement cubiste, est la seule personne avec qui elle est parvenue à sympathiser. Le gros con, quant à lui, n’est nullement gros. Il peut avoir trente ans. Très brun, grand, bodybuilder en soirée, cravaté comme un chef de rayon de grand magasin, il se montre particulièrement sourcilleux sur trois points : les horaires, les salaires et le cul des serveuses. À l’heure du coup de feu, il « mène sa clique » avec une fermeté de légionnaire, et l’après-midi il passe la main sur le cul des filles les plus patientes, les autres ayant rapidement regagné la porte de sortie. Tout va bien pour lui. Tout le monde ici sait qu’il magouille avec son enseigne, que l’hygiène est un concept décoratif et pourquoi il aime passionnément son métier : bon an mal an, il empoche vingt mille euros au noir et saute une quinzaine de serveuses prêtes à tout pour conquérir ou conserver un emploi très inférieur à toutes les normes sociales. Tandis qu’elle passe la serpillière sur le carrelage, Sophie le voit qui la regarde. En fait il ne la regarde pas vraiment. Il évalue, l’air de celui qui pourrait se l’offrir quand il le voudra. Son regard exprime assez bien son sentiment. Ses « filles » sont ses choses. Sophie poursuit son travail en se disant qu’elle ne devra pas tarder à trouver ailleurs.

Il y a six semaines qu’elle travaille ici. Il l’a reçue sans ménagement, lui proposant d’emblée une solution pratique à son problème permanent.

— Tu veux une fiche de paie ou du pognon ?

— Du pognon, a dit Sophie.

Il a dit :

— C’est quoi ton nom ?

— Juliette.

— Allons-y pour Juliette.

Elle a commencé le lendemain même, sans contrat de travail, payée en espèces ; elle ne choisit jamais ses horaires, se voit imposer des coupures aberrantes pendant lesquelles elle n’a pas même le temps de rentrer chez elle, hérite des nocturnes plus souvent que les autres et rentre à la nuit. Elle fait mine de souffrir alors que tout ça l’arrange. Elle a trouvé un logement dans un quartier excentré, à la limite du boulevard occupé par les prostituées dès la tombée de la nuit. Elle n’est pas connue dans son quartier, qu’elle quitte tôt le matin pour rentrer à l’heure où ses voisins sont rivés à leur télé ou couchés. Les soirs où son service se termine trop tard, après le dernier bus, elle s’offre un taxi. Elle profite de ses coupures pour prendre ses marques, chercher un autre logement, un autre travail où on ne lui demandera rien. C’est sa technique depuis le début : elle se pose quelque part et se met immédiatement à la recherche d’un autre point de chute, un autre job, une autre chambre… Ne jamais rester en place. Tourner. Au début, circuler sans papier lui a semblé assez facile, quoique épuisant. Elle dormait toujours très peu, s’appliquait à changer d’itinéraire au moins deux fois par semaine, où qu’elle soit. En repoussant, ses cheveux ont permis une autre coupe. Elle a acheté des lunettes avec des verres blancs. Elle reste attentive à tout. Changer de situation régulièrement. Elle a déjà fait quatre villes. Et celle-ci n’est pas la plus désagréable de toutes. Le plus désagréable, c’est le travail.

Le lundi est la journée la plus compliquée : trois coupures inégales et une amplitude de travail de plus de seize heures. Vers 11 heures, alors qu’elle marchait dans une avenue, elle a décidé de s’installer quelques minutes (« Jamais plus, Sophie, dix minutes maximum ») à une terrasse et de boire un café. Elle a ramassé à l’entrée un journal gratuit aux publicités tapageuses et allumé une cigarette. Le ciel commençait à se couvrir. En buvant son café, elle s’est mise à réfléchir aux semaines à venir (« Toujours anticiper, toujours »). Elle a feuilleté le journal distraitement. Des pages entières consacrées à des publicités pour les téléphones portables, les innombrables annonces de voitures d’occasion… et tout à coup elle s’est arrêtée, a posé sa tasse, écrasé sa cigarette, en a allumé une autre, nerveusement. Elle a fermé les yeux. « Ce serait trop beau, Sophie, non, réfléchis bien. »

Mais elle a beau réfléchir… C’est compliqué mais là, sous ses yeux, elle a peut-être le moyen d’en sortir, la solution définitive, coûteuse en tout mais d’une sûreté sans égale.

Un dernier obstacle, et de taille celui-là, et ensuite tout peut changer.

Sophie s’absorbe un long moment dans sa réflexion. Elle est même tentée, tant son esprit bouillonne, de prendre des notes, mais se l’interdit. Elle se donne quelques jours de réflexion, après quoi, si la solution lui semble toujours bonne, elle effectuera les démarches.

C’est la première fois qu’elle déroge à la règle : elle reste plus d’un quart d’heure à la même place.

Sophie n’arrive pas à dormir. À l’abri chez elle, elle peut se risquer à prendre des notes pour tenter d’y voir plus clair. Tous les éléments sont maintenant rassemblés. Ça tient en cinq lignes. Elle allume une nouvelle cigarette, relit ses notes puis elle les brûle dans le vide-ordures. Tout est maintenant suspendu à une double condition : trouver la bonne personne, et avoir suffisamment d’argent. En arrivant quelque part, sa première précaution a toujours été de placer à la consigne de la gare une valise contenant tout ce qui sera nécessaire en cas de fuite. Outre des vêtements et tout ce qu’il faut pour changer d’apparence (teinture, lunettes, maquillage, etc.), son bagage contient onze mille euros. Mais ça, elle n’a pas idée de ce que ça pourrait coûter. Et si elle n’avait pas assez ?

Comment ce château de cartes pourrait-il tenir debout ? C’est une folie, trop de conditions à réunir. À la réflexion, il lui apparaît qu’à chaque obstacle technique elle a répondu « Ça devrait aller », mais que l’accumulation de toutes ces réserves considérées chacune comme secondaire rend son projet totalement irréaliste.

Elle a appris à se méfier d’elle-même. C’est peut-être même ce qu’elle fait de mieux. Elle prend une profonde inspiration, cherche ses cigarettes et se rend compte qu’elle n’en a plus qu’une. Le réveil marque 7 h 30. Elle ne commence qu’à 11 heures.

Vers 23 heures, elle quitte le restaurant. Il a plu dans l’après-midi, mais la soirée est belle, fraîche. À cette heure-là, elle sait qu’avec un peu de chance… Elle descend le boulevard, prend sa respiration, se demande une dernière fois si elle ne dispose pas d’un autre moyen, sachant très bien qu’elle a fait l’inventaire complet des rares solutions qui s’offrent à elle. Et qu’elle n’a pas trouvé mieux que ça. Tout va se jouer sur son intuition. L’intuition, tu parles…

Les voitures rôdent, s’arrêtent, vitre baissée, pour se renseigner sur les tarifs et évaluer la marchandise. D’autres font demi-tour à l’extrémité du boulevard puis reviennent dans le sens inverse. Au début, lorsqu’elle rentrait tard, elle hésitait à passer là, mais le détour était long et puis, au fond, elle s’était rendu compte que ça ne lui déplaisait pas : elle avait réduit au minimum ses relations avec le monde extérieur et qu’elle trouvait quelque chose de réconfortant à répondre, en riveraine qu’on commence à connaître, au salut vaguement familier de ces femmes qui, comme elle, se demandaient peut-être si elles parviendraient un jour à s’en sortir.