Bons baisers où tu sais
PREMIÈRE PARTIE
LES ŒUFS SONT FRAIS, FAITES VOS JEUNES
ERTIPAHC I
Ils arrivèrent au bord de l’immense lac artificiel de Brasilia, en un point désert de la rive. D’étranges arbres aux branchages tarabiscotés poussaient çà et là, brandissant leurs bras de bouddha noueux. L’herbe était rare, poussiéreuse, et ressemblait à une gigantesque pelade. Des termitières hautes de deux mètres et plus dressaient leurs pains de sucre ocre et faisaient songer, de loin, à une espèce de village de huttes pointues.
Ils ralentirent et stoppèrent leur Range Rover sous un arbre, bien que l’ombre en fût maigre.
Le conducteur sauta de son siège et fit quelques pas pour repérer les lieux. C’était un grand type bronzé, d’une quarantaine d’années, à la chevelure châtain. Il avait un nez fort, le regard sombre et pincé, et il portait un jean délavé et une chemise blanche aux manches roulées haut.
Il cueillit une cigarette dans le paquet de Marlboro placé dans la poche de sa chemise, la défroissa pensivement puis vint l’allumer avec l’allume-cigares de l’auto. Il lui manquait le médius de sa main droite.
— Ça ira ! jeta-t-il à son compagnon, un gros garçon ventru, aux allures de castrat, habillé de kaki.
Ce dernier opina et descendit de la Range. Il s’en fut ouvrir les deux parties du hayon. Dans le compartiment arrière du véhicule, se trouvaient un couple ligoté et bâillonné, plus quelques outils. Il s’empara d’une forte pioche et revint à l’avant du véhicule.
Son ami lui désigna l’une des termitières qui se composait de deux dômes rapprochés.
— On dirait une cathédrale, murmura-t-il.
Le gros type ne fut pas sensible à l’image. Il se cracha dans les mains, comme le font tous les terrassiers avant de s’attaquer à leur tâche, assura le manche de son outil et se mit à frapper la base de la termitière. Il fit la grimace en constatant que la croûte jaune était aussi résistante que du béton. La pointe de l’outil rebondissait car le premier coup manquait de conviction. Il convenait de s’attaquer à cet étonnant édifice bâti par des insectes comme à une maison d’homme.
Le gros personnage jura et rassembla ses forces. Cette fois, le bec d’acier mordit dans la termitière et des éclats semblables à ceux d’une cruche de grès cassée churent sur la terre pelée.
Le conducteur de la Range Rover considérait ses efforts d’un regard indifférent. Il semblait absorbé par des pensées moroses. Il jeta sa cigarette à demi consumée et ouvrit l’une des portes arrière de l’auto. Un sac tyrolien usagé gisait sur le plancher. Il le fouilla et en sortit un petit appareil enregistreur de marque Sony. Il le brancha, vérifia que les bobines tournaient parfaitement et l’approcha de sa bouche.
— Brasilia, le 22 octobre 1986, articula-t-il d’un ton impersonnel.
D’une légère pression du pouce, il rembobina, l’espace de sa phrase, puis l’écouta. Satisfait, il enclencha la touche « stop » et s’en fut déposer l’appareil sur le capot plat du véhicule.
— Je crois que ça va y être ! annonça son homme de peine.
Il avait pratiqué dans la termitière une brèche circulaire d’environ trente centimètres de diamètre. Visiblement quelques ultimes coups de pic auraient raison de la paroi.
— Préparons-les ! ordonna le grand type bronzé.
Le terrassier lâcha le manche de son outil et ils retournèrent à l’arrière de la Range Rover pour se saisir du couple. L’homme était un petit vieillard fluet, à peu près chauve. Il avait perdu ses lunettes dont on lisait encore la trace profondément marquée sur l’arête de son nez ; ses yeux privés de verres exprimaient une espèce d’effarement indicible. Sa compagne, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années, était encore jolie avec des formes épaissies, toujours agréables. Elle était blonde. Mais elle n’avait pas vu le coiffeur depuis un certain temps déjà et les racines de ses cheveux se remettaient à grisonner. Elle avait le teint très pâle, le regard d’un étrange gris de coquille d’huître ; de fines rides marquaient le coin de ses yeux et les commissures de sa bouche. Ils furent portés l’un après l’autre devant la termitière.
— Retire-leur leur bâillon ! ordonna le grand type à son assistant.
Le gros garçon au sexe indécis obéit. Ses travaux de fouissement avaient allumé sa trogne soufflée et il sentait la sueur aigre.
— Va chercher la bombe insecticide, à présent !
Docile, il s’exécuta. Il était passif, fait pour subir une autorité appartenant à ces gens que la volonté d’autrui sécurise.
La bombe ressemblait davantage à un petit extincteur qu’à un banal spray tue-mouches. Elle comportait un embout de caoutchouc terminé par un pulvérisateur évasé assurant une forte dispersion. Le chef de l’expédition s’en empara, dévissa le capuchon protecteur et fit sauter le plombage maintenant fixe la détente de l’engin.
— Dès que tu auras percé, ça va foisonner, expliqua-t-il ; je te couvrirai.
Ensuite de quoi, il s’accroupit pour s’adresser au couple.
— Cette fois, je pense que vous allez être obligés de parler, dit-il d’un ton uni, car, franchement, il y a des choses intolérables.
Il se tut pour les considérer alternativement. Le vieillard conservait son air éperdu, mais l’homme savait qu’il s’agissait d’une apparence et qu’une volonté intraitable animait cet être chétif. Sa compagne, par contre, avait une expression farouche dont il espérait que ce n’était qu’une façade.
— Vous savez ce qu’est une termitière, n’est-ce pas ? Nous pratiquons un trou dans la grande que vous voyez ici et nous engageons la tête de l’un de vous dedans. Il sera aussitôt assailli par les insectes voraces. En quelques minutes, il ne subsistera que les os.
Il se tut un instant. Une expression d’ennui teinté d’écœurement se lisait sur ses traits énergiques.
— Sale besogne, soupira-t-il. Je vous le dis tout de suite, ce n’est pas une idée de moi. Elle m’a été soufflée. Il paraît que les Indiens dont j’ai oublié le nom agissaient de la sorte avec leurs ennemis prisonniers et les femmes adultères. Personnellement, je préférerais que vous vous décidiez avant que nous démarrions l’opération.
Il attendit un peu puis demanda :
— Non ?
Ses victimes étaient d’une pâleur mortelle, néanmoins elles restèrent muettes.
— Comme vous voudrez, fit le grand type bronzé.
Il saisit les liens du vieillard au niveau de sa poitrine et le traîna contre la termitière.
— Perce ! lança-t-il au terrassier.
Le gros s’exécuta. Il frappait avec précision le centre de la cavité et le fond du cratère céda, révélant un trou noir. Tout de suite, il ne se produisit rien et on aurait pu croire que la termitière était vide. Et puis, il y eut une sorte d’émulsion et un foisonnement d’atroces bestioles sombres se mit à jaillir de l’orifice, comme le sang d’une blessure.
— Vite ! fit l’homme.
Son acolyte avait lâché son pic pour se saisir du vieillard. Ils le soulevèrent et engagèrent sa tête dans le trou. Les termites continuaient de sourdre de part et d’autre du cou. Certains envahissaient les vêtements du malheureux, d’autres s’égayaient. Le type bronzé se mit à neutraliser ces derniers à coups de jets toxiques. Des hurlements assourdis parvenaient de la termitière. Cris fous d’un homme dévoré par mille et mille mandibules.
Le gros terrassier s’éloigna de quelques pas et se mit à pisser contre un énorme cactus en forme de chandelier.
— Je ne voudrais pas être à la place de votre mari, fit le type bronzé à la femme. Vous êtes dingue de ne pas parler.