— Marché conclu, mon petit Lapin Bleu !
Et c’est là que l’interphone général (il ne fonctionne pas dans le bureau du Vieux, mais à cause de la brèche on l’entend) m’annonce que l’inspecteur Blanc demande à me voir d’extrême urgence…
— Je vous quitte, patron, avec votre permission, naturellement.
— Va, mon enfant, va, mon chérubin, vole à ton travail, moi je vais retrouver le meurtrier de notre cher Poilala ; car telle est ma mission, dorénavant. Toutefois, avant de me quitter, laisse-moi le téléphone de la frêle créature qui a si bien su m’arracher à l’aphasie. Je ne voudrais pas risquer des séquelles et son traitement me paraît miraculeux.
Plus excité que cent mille poux, le Noirpiot ! En m’apercevant, il fond sur moi, comme un huissier sur une pauvre veuve qui ne peut plus payer les traites de sa machine à laver.
— T’es chié, toi, mon vieux ! Depuis ce matin je te cherche !
— En fait de quoi tu m’as trouvé, tout est donc bien qui finit bien ! Pourquoi cette impatience à me voir, monsieur Blanc ?
— L’autre jour, après l’explosion, j’ai passé la soirée avec Mathias. Il était obnubilé par ton histoire des Japonais qui se font engraisser et qui doivent pisser trois litres d’urine d’une traite.
— Il y a de quoi.
— On a tourné et retourné ce problème une partie de la nuit, ainsi que les jours qui ont suivi.
— Bravo pour votre conscience et votre obstination professionnelles. Ce sont les êtres d’élite tels que vous qui assurent le rayonnement d’une nation.
Il me zieute, s’assurer que je suis pas en train de me payer sa bouille. Ma gravité l’indécise. Il ignore jusqu’où peut aller ma pince-sans-rirerie. Dans le doute, il fait comme les caravaniers de son pays : il passe outre.
— On échafaudait mille hypothèses, poursuit Jérémie. Toutes, après réflexion, nous paraissaient oiseuses. Mais, cette nuit, je me suis réveillé sur le coup de 3 heures, à cause de Tamoulé, notre dernier, qui met des dents et chiale à en réveiller le quartier. Pour le calmer, je le prends dans mes bras, tu comprends, mon vieux ? Non, t’es pas père, tu ne sais pas ce que c’est un gosse qui souffre. Tu voudrais qu’il te refile son mal.
Il renifle épais. Avec des naseaux pareils, il rengouffre un demi-mètre cube de morve, le grand primate. Ses narines, tu dirais deux plats d’offrande placés côte à côte. Quand il se mouche, il doit avoir l’impression d’attraper une paire de couilles de taureau, M. Blanc.
Son émotion se dissipe, ses yeux marqués de rouge désembuent.
— Et à part cela, ça consiste en quoi ? brusqué-je, manière de lutter contre les sensibleries du premier degré.
— C’est en berçant Tamoulé que j’ai pigé.
— T’as pigé quoi ?
— Pourquoi tes deux Japs doivent peser 255 kilos pile après ingestion de quatre litres de flotte.
— Raconte !
— Pour servir de contrepoids, mec.
— A quoi ?
— Ça, je l’ignore encore, mais on l’apprendra le moment venu. Ecoute bien la démonstration : un bras de levier quelconque, pour être en équilibre, doit subir une pression de 255 kg pile. On remplace la charge de fonte ou de béton initiale par deux hommes qui, ensemble, pèsent le poids exigé. Le bras de levier est alors en équilibre, tu me suis ? Dans un second temps, les deux hommes gonflés d’eau vident leur vessie : l’équilibre est alors rompu.
— C’est parce que ton môme t’a pissé dessus cette nuit que tu as découvert ça, grand fou ?
— Exactement, monsieur le commissaire à la con, exactement !
— Eh bien ! bravo ! C’est Newton et sa pomme, Christophe Colomb et son œuf, François Ier et sa chaude pisse ! Mais, sans vouloir te doucher écossaisement, à quoi nous sert cette découverte ?
Il me balance un regard plus épais qu’une porte Fichet.
— Quand tes deux obèses quitteront la clinique, je suppose que tu vas les faire filocher, non ?
— Il en est question.
— Sachant qu’à un moment donné ils devront servir de contrepoids pour une opération que je subodore hautement vénérienne, tu pigeras vite à quel moment il convient d’intervenir pour les empêcher de nuire.
— Tu es un remarquable limier, Jérémie, applaudis-je.
— Je sais, fait-il avec une telle sincérité qu’elle équivaut à de la modestie.
— Pour le moment, dis-je, les deux tas de graisse sont en plein cafouillage, Béru ayant bricolé les balances de l’Institut Rotberg.
— A quoi bon, fait M. Blanc, réprobateur. C’est reculer pour mieux sauter !
— Tu l’as dit, chéri : c’est reculer. Re-cu-ler : j’avais besoin de gagner du temps.
— Pour quoi fiche ?
— Viens voir, boy !
Je lui chope l’aile gauche et l’embarque vers les hauteurs, jusqu’à l’Identité où des hommes emblousés de blanc s’activent dans une lumière de laboratoire. Me dirige vers Courtapoint Jules, un illustre des lieux. Cézigue, c’est un fichier vivant. Les ordinateurs, il leur pisse contre. Tout dans la tronche. Il veut bien qu’on ait remplacé la traction animale par la traction mécanique, mais il dit que pour le cerveau humain, y a pas d’ersatz possible.
Je le prends en train de faire chier le clavier déglingué d’une machine à écrire avec deux féroces index, brutaux comme des becs de rapaces dépeçant une charogne. Ses potes sont équipés de modèles plus récents ; on trouve même dans le matériel des I.B.M. électriques. Mais Julot Courtapoint, lui, il est resté fidèle à sa Royale. Il me rappelle un copain d’école, le grand Cugnardet, qui utilisait un vélo de son grand-père tellement haut qu’il ne pouvait pas s’asseoir sur la selle et qui tant tellement ferraillait qu’à son approche les bagnoles grimpaient sur les trottoirs.
Devant lui, s’étale un poster représentant la fille qui a rendu visite aux Japonais. Photo prise par mister Mézigue à l’aide du minuscule appareil fixé à mon revers. L’objectif ressemble à une rosette d’officier de quelque chose. Tu le promènes partout, une pression discrète du pouce et clic, clac, Kodak, vous êtes à moi, m’sieur-dames !
— Chapeau ! m’écrié-je. Tu es arrivé à tirer ce portrait d’art de ma péloche arachnéenne ?
— Parfaitement, commissaire. C’est beau, la technique, non ?
Il ajoute en désignant le feuillet engagé sur le chariot de sa machine infernale :
— Je grattais justement pour vous ! Vous permettez ? Juste deux lignes encore et le rapport est à vous.
Le voilà parti à démanteler la cinquantaine de touches boiteuses étalées devant lui.
— C’est la gonzesse qui a rendu visite à tes deux castrats ? murmure Jérémie.
— Yes, monsieur Blanc !
— Belle gosse. Tu ne lui as pas filé la main au valseur ?
— Pas encore.
— M’étonne de toi, mon vieux : goret comme je te connais déjà !
Y a l’ami Courtapoint Jules qui blêmit devant sa Royale, de m’entendre pareillement traité.
— Dites, commissaire, ils sont plutôt familiers, les nouveaux inspecteurs, ronchonne-t-il sans cesser de taper. Dommage qu’on aille les chercher dans la forêt vierge, maintenant !
M. Blanc dont c’est pas le jour de grâce bondit :
— Qu’est-ce qu’il vient de dire, ce furoncle, Antoine ? C’est ma patte de gorille dans sa gueule de rat malade qu’il cherche ? Y a conflit de mammifères, dans cette boutique, décidément !
Ça devient intenable ! On va droit à l’hécatombe, au bain de sang, au « Tumulte d’Amboise », à la Saint-Barthélémy ! Pourtant c’est plein de gardiens de la paix de couleur dans Paname et tout baigne ! Alors pourquoi ça grippe dans la Rousse de haut niveau ? Ils ont l’air d’enrogner qu’un Noirpiot soit promu inspecteur, les vieux fonctionnaires de la Maison Poupoule.