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Sans un mot, j’empare le feuillet que me tend Courtapoint. Son texte dactylographié lui ressemble : il déconne. T’as plein de lettres qui ne se sont pas imprimées, d’autres qui rôdaillent au-dessus des lignes comme des mouches à merde convoitant des étrons…

Je lis :

« N’GRUYER RÂ PÉ Dolorosa, née à Quezon City (faubourg de Manille) Philippines, le 16 juin 1962. Fille d’un riche négociant en coprah. En 1980, se rend à Boston pour y faire de hautes études commerciales ; mais n’y séjourne qu’un an et abandonne l’Université pour suivre son amant, un Syrien soupçonné d’appartenir à un groupuscule terroriste. Elle rompt tout contact avec sa famille. Le couple est expulsé des Etats-Unis peu après et va habiter Rome où l’on perd sa trace. L’amant syrien, connu sous le nom de Fépaça Seyssal, est tué à Londres en 84 au moment où il déposait une bombe dans le véhicule d’un important fonctionnaire israélien. Depuis sa mort, N’Gruyer Râ Pé Dolorosa aurait pris part à des activités terroristes ; une première fois à Athènes, au cours de l’attaque d’une banque, et une deuxième fois à Francfort, lors de l’assassinat d’un important industriel de l’Allemagne de l’Ouest. Toutefois, lors des deux opérations susmentionnées, sa culpabilité n’a pu être clairement démontrée. Elle séjourne actuellement à Paris, à l’hôtel Royal Friedland sous l’identité de Manuella Dubois, née à Saigon en 1959 d’un père français et d’une mère vietnamienne. »

— Tiens, dis-je, elle n’est pas coquette : il est rare qu’une femme se vieillisse.

Je présente le feuillet à Jérémie. Courtapoint en conçoit une sombre amertume. Avoir établi ce document pour qu’un chimpanzé en prenne connaissance lui flanque des idées de démission sous la coiffe.

— Je vous ai préparé une série de photos de la donzelle d’un format plus facile à transporter, grommelle-t-il.

— Merci, c’est gentil.

J’enfouille une demi-douzaine de portraits et tends à l’efficace grincheux le miel de ma satisfaction.

— Excellent travail, Jules. Compliments.

— Merci, monsieur le commissaire.

Il baisse le ton.

— Comment va le V…, heu je veux dire M. le directeur, commissaire ?

— Admirablement bien, Courtapoint : il s’est remis à bouffer !

— Ah ! bon, tant mieux ! Quand l’appétit va…

— Des culs, rectifié-je. Faut un commencement à tout.

Flanqué de M. Blanc, je me rends à ce Service particulier et dont nous ne parlons jamais à personne (et encore moins entre nous) qui est « la caisse noire ». J’y suis connu comme le houblon, ayant sans cesse besoin de disposer de fonds occultes pour mes déplacements à travers la planète. J’y jouis d’un statut particulier, établi depuis lulure, car l’on connaît mon intégrité foncière et l’on sait en haut lieu que si je claque pas mal d’osier, c’est toujours pour le boulot et que la pensée ne me viendrait jamais de distraire un fifrelin pour m’acheter un esquimau en dehors du service.

L’homme qui règne sur ce lieu tabou est austère et nous ignorons son nom. Tu dirais l’une des gargouilles de Notre-Dame qui souffrirait d’une hépatite virale. Il a les traits creusés, les yeux enfoncés, le nez plat, les dents rentrées, le teint jaune et le plus débectant regard que j’aie jamais vu dans une paire d’orbites. Il regarde chacun de ses contemporains comme s’il le soupçonnait d’être un escroc sadique d’avoir la vérole et de tenir une grenade dégoupillée dans sa poche.

Son secrétaire, un obscur cafard à paletot noir luisant, nous introduit après que j’eusse rempli un long formulaire en trois exemplaires.

M. Caisse Noire sourcille en découvrant la négritude de mon compagnon. Il hoche la tête pour répondre à nos saluts de cour et attend en goûtant sa salive que je subodore visqueuse et acide.

— Il conviendrait d’ouvrir un compte privé à l’inspecteur Blanc, ici présent, monsieur, fais-je. Bien entendu, M. le directeur cautionne ma demande.

Le désagréable quidam se met à regarder Jérémie comme s’il était un paquet sans maître déposé sur son paillasson.

— Pour quoi faire ? interroge-t-il d’une voix qui ferait sécher en trente secondes une charretée de fourrage (il prit son fourrage à deux foins).

— L’inspecteur Blanc va opérer une surveillance étroite dans un palace de la capitale et il doit y prendre un appartement.

— Lui ! s’exclame notre cruel vis-à-vis.

— Lui ! confirmé-je en soutenant son regard à l’amoniaque.

Il laisse filocher un long silence pendant lequel tu aurais le temps de lire « Guère épais » de Léon Tolstoï, puis soupire, exactement comme s’il décidait de laisser pratiquer l’ablation de ses trois testicules :

— Il va lui être remis une carte de crédit temporaire.

— Auquel il conviendrait d’adjoindre un viatique en argent liquide, ajouté-je.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on ne peut pas donner de pourboire avec une carte de crédit.

— Alors, il n’en donnera pas.

— Dans un palace, la chose est très mal vue.

— Cela n’a aucune importance, commissaire.

— En ce cas, je lui remettrai de l’argent sur ma cassette personnelle.

— C’est votre problème, commissaire.

Il tend la main vers Jérémie.

— Vos papiers, je vous prie…, inspecteur !

— Dis-moi tout, murmure M. Blanc tandis que nous ré-arpentons les couloirs en sens inverse. Il existe plus fumier que ce mec dans cette taule ?

— En cherchant bien on trouverait probablement, pronostiqué-je.

— C’est pas le pied, votre civilisation, mon vieux !

Je ronchonne :

— Eh ! dis voir, l’abbé, dans ton bled sur les rives du fleuve Sénégal, ils sont tous à canoniser, tes concitoyens ? Cherche bien et tu trouveras le lot d’ordures habituelles. Partout où il y a concentration d’hommes, il y a des salauds, des gentils, des poltrons, des téméraires, des vertueux et des viceloques ; n’importe l’hémisphère, le méridien !

Il réfléchit. Puis, honnête, acquiesce :

— Bon, alors j’y fais quoi, dans ton palace à la con ?

— La connaissance de la fausse Manuella Dubois.

— Et ensuite ?

— Si tu peux devenir son amant, ce sera parfait.

Là, il tressaille vilain, le Jérémie.

— Non mais ça va pas, mon vieux ! Moi, devenir l’amant de cette péteuse de merde, avec une épouse comme la mienne qui m’attend à la maison ! Tu te figures que j’aurais le cœur de tromper ma douce Ramadé, une femme qui me fait de si beaux enfants, un si bon bouffement et qui m’aime plus que le soleil !

— Notre métier a ses exigences, Jérémie. Il nous oblige parfois à laisser nos sentiments au vestiaire.

— Et pourquoi tu n’y descends pas, toi, le Casanova, au Royal Friedland ? Tomber des garces, c’est ton sport favori !

— Parce qu’elle risquerait de se méfier de moi. C’est une donzelle sur le qui-vive. Et peut-être m’a-t-elle aperçu à l’Institut Rotberg.

— Tandis qu’un grand con de nègre, c’est comme du pain blanc.

— Oui, mon frère : comme du pain blanc. Tu vas te faire passer pour un chargé de mission sénégalais : tu bricoles dans la diplomatie. Joue les vaniteux, les connards. Elle sera sûrement intéressée. Entre à fond dans son jeu. Sois ce qu’elle souhaite, tu piges ? Merde, c’est une expérience passionnante, non ? Plus captivante que de balader des merdes de chien le long d’un caniveau avec un balai ! Subjugue-la. T’es balancé comme une formule 1, mon drôle, et t’as une frime qui fait mouiller les gerces !