Au lieu d’être flatté par ces compliments, il prend un air excédé.
— T’es dégueulasse, mon vieux. Le cul, y a que ça qui compte pour toi ! Est-ce que tu as un idéal, seulement ? Si oui, il doit ressembler à un sexe féminin, non ?
— Quand on ne peut refaire le monde, on n’a que la ressource de prier et de baiser, lui réponds-je.
Non sans mélancolie.
CHAPITRE V
Un vieillard emmitouflé les observe, enfoncé dans l’un des fauteuils garni de chintz du bar.
Cheveux en brosse d’un blanc de cocaïne[7], moustache encore grisonnante, lunettes à monture d’or, il porte un complet d’une coupe archaïque, taillé à une époque où il était plus gros. Rosette à la boutonnière. Il tient entre ses jambes une canne élégante à pommeau d’argent ouvragé. Malgré sa vétusté, il se farcit un Pim’s number I au champagne ayant l’âge de mes artères, car le vieux birbe en question, c’est moi, Sana, le grand préféré de sa maman.
Il est rare que je me travestisse, étant peu porté sur les arsènelupineries ; le cas de fausse mangeoire dans lequel je me trouve immergé m’y contraint.
Ce déguisement pour remake des « Pieds Nickelés » me permet de séjourner au Royal Friedland sans risquer d’être reconnu de la Philippine, non plus que de M. Blanc, ce qui l’intimiderait.
Pour l’heure, il obéit consciencieusement à mes directives, sans paraître traîner un complexe trop harassant vis-à-vis de son épouse dévouée.
Assis au côté de Manuella Dubois sur un canapé bas, il tient le bras droit passé sur le dossier, derrière la ravissante. De temps à autre, l’extrémité coffee and milk de ses longs doigts effleure, comme par mégarde, le dos ravissant de la Jaunette, sans que ladite marque la moindre réaction. Et, comme l’assure le proverbe : « Kennedy rien, qu’on sent. »
T’ai-je précisé que je porte un appareil acoustique d’un genre très spécial, mis au point par le génial Mathias ? Lequel (pas Mathias, son appareil) permet de capter les conversations dans un rayon d’action de vingt-cinq mètres soixante-quinze ? J’écoute donc le dialogue qui s’échange entre Jérémie et Manuella aussi bien que si je me tenais assis sur leurs genoux.
Lui, il en débouche des chiées, comme quoi il est en France pour observer les structures de notre enseignement secondaire. Qu’au Sénégal, ils se demandent s’il est opportun de faire étudier les pouètes du Moyen Age en seconde, vu que Clément Marot, hein ? Vous m’avez compris ! Un poète tenté par « La Réforme » au point qu’il est obligé de se tailler chez les Ritals, merci bien ! Tout ça. Et puis Ronsard, bon ; mais s’il n’y avait pas eu Brassens pour le mettre en selle, un siècle après Sainte-Beuve, on ne le connaîtrait que comme valet de chambre d’Anchois Pommier.
Son érudition, peut-être que ça la fait tarter, Manuella. Mais heureusement ; il y a ces petites papouilleries discrètes dans le dossart, prometteuses ! La gosse, si elle aime le radada, elle prévoit de belles performances de son compagnon. Un Black pareillement baraqué, il a fatalement tout le reste à lavement, comme dit Béru. Ces mecs te déballent de leur bénouze un épieu pour la chasse aux phacochères (il est défendu de stationner devant les portes phacochères au Sénégal).
Quatre jours qu’elle glandouille au Royal Friedland, la miss. Elle doit commencer à morfondre. Comme je l’avais admirablement prévu, ce Noir lui inspire confiance. Elle se dit que c’est la brève rencontre idéale. Avec sa pomme, un coup de râpe sera sans conséquences. Alors, doucement, elle s’abandonne. Et lui, très bien, le problème scolaire étant évoqué presque réglé, il passe aux manœuvres de printemps. Il peut regimber pour chiquer les dons Juans, l’apôtre, il est doué pour le baratin d’antichambre, espère ! Sa chère Ramadé, je lui sens poindre des bois de cerfs à ramifications multiples !
Il lui dégoise des trucs que, ma parole, je pourrais débiter pour mon propre compte. Des poéseries pervenche ! Comme quoi, elle a la grâce féline de la panthère noire, cette jolie miss, et le velouté de certaines fleurs subtropicales dont il a oublié le blaze. Et d’autres enchanteries pas feignantes, je promets ! Qu’il a aperçu sa démarche, de dos, et que déjà son cœur de pauvre nègre s’est mis à boquiller au point qu’il doit finir et se vider les ventricules à la petite cuiller. Est-elle raciste, dites-lui ? Avec esprit, elle rétorque que quand t’as la peau couleur safran, tu te sens pas concernée par ces préoccupations salopiotement occidentales. Oui, mais, lui fait-il observer, vous êtes d’une blancheur liliale comparée à moi ! Et alors ? L’ébène vaut l’ivoire ! Formule planifiante. Maintenant, sa main à l’encre de Chine est posée carrément sur le cou de la superbe. Elle en frissonne. La tringlée est imminente, j’entrevois. Elle va se perpétrer dans le meilleur des laids.
Jérémie appelle le loufiat pour signer la douloureuse. Et alors, il s’opère un mouvement de foule dans l’entrée. Le bar si feutré, où passe, comme en rêve, une musique douce, s’emplit d’une tonitruance inconforme aux lieux. Quatre personnages viennent de pénétrer. Les besicles à verres plats du vieillard que j’interprète s’embuent. Il y voit trouble, le patriarche à la flan. Les survenants, tu veux tout savoir ? Ils se composent des deux monstres japonais, de Béru et de la marquise italienne. Là, tu pourrais placer un roulement de tambour pareil à celui qui ponctua la décollation de Louis XVI. Un râ de ville ! Ou un râ de dégoût !
Ma comprenette titube. Tout chancelle, tout Jacques Chancel, tous en Shell, tousse en selle !
Stupeur de voir débarquer ce quatuor.
Angoisse d’assister à l’effondrement de mon plan, car ce gros connard de Béru va apostropher M. Blanc. Adieu, dévot, bravache, cocon, cuvée ! Le vieux contemple d’un œil marri son infortune ainsi répandue !
J’ôte mes besicles pour mieux voir ! Mon sonotone, pour mieux entendre. J’ôterais mes dents si elles n’étaient authentiques, ma prothèse érectilo-copulatoire, si je ne m’accouplais avec mon organe naturel.
Les quatre personnages s’approchent du couple en lacet. Les deux baleineaux Japs y vont de leur séance de courbettes en balançant des « ayaya kaka, ayoyo koko » de leurs voix fluettes d’eunuques engraissés à la farine de maïs. Qu’après quoi, ils font les présentations :
— Misio Bê-Rû ; marquesse Roubignoli.
Le Gravos y va itou de plongettes orientales. Il a appris, ce surdoué sublime, il reste sans réaction devant Jérémie, lequel s’est empressé de proférer un « Ravi de faire votre connaissance » appuyé. Simplement, il feint de ne pas voir la main que celui-ci lui tend.
Tout le monde prend place à une grande table basse et je ne sais qui (M. Blanc je crois ?) commande du champagne. Vite fait sur le gaz, je me renquille le sonotone. Et, qui mieux est, je déclenche le lilliputien enregistreur logé dans la carène de l’appareil. Tu sais pourquoi ? Parce que les japonais parlent en japonais et que je comprends mal ce patois d’insulaire.
Béru continue d’ignorer M. Blanc. Il s’est placé le plus loin possible de mon colored pote. Il mamoure sa marquise avec effrénéçance, bisous dans les plâtras, suçons sur l’avant-bras, main tombée dans le cotillon : du tout grand émoi révélateur d’une passion en cours, perçue dans sa phase ascendante. Il lui chuchote qu’elle est la plus belle, qu’il se sent pousser un truc comme un magnum de bordeaux dans l’hémisphère sud et qu’il te va, dans moins de jouge, la faire grimper aux murs de leur chambre ; justement il lui vient l’idée d’une pose inconnue du Kama Sutra, jamais envisagée dans aucun cabaret de Copenhague. Un truc qu’il lui réserve la priorité absolue ! Est-ce qu’elle, est-elle capab’ de faire la chandelle romaine ? Non ? Pourtant, une Italienne ! Bon, bref, il lui apprendra ; souple comme elle reste, ça sera un jeu d’enfant.