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Tout s’est décidé très vite, dans la nuit. Enfin, presque sur le morninge. Je pionçais dans notre pavillon clodoaldien. J’avais bu une boutanche de Château d’Yquem presque à moi tout seul (moins le verre de m’man et çui de Maria, ma soubrette ennamoureuse). Il en résultait de beaux rêves que je te raconte pas, sinon on m’accuserait de tirer à la ligne, alors que je me contente d’y pêcher parfois.

Le bigophone carillonne. Je dégoupille : c’est M. Blanc.

— Ça y est, on se casse, mon vieux ! fait-il d’un ton chuchoteur.

Moi, faut le temps que je sorte mon train d’atterrissage.

— Qui se casse ?

— Tout le monde, ici, au Royal Friedland.

— On évacue l’hôtel ?

— Mais t’es con ou t’es soûl, mon vieux ? s’emporte Jérémie. Nous tous, ça veut dire les Japs, Manuella, la marquise, Béru et moi. On s’en va en Angleterre chasser la grouse.

— Vous y allez comment ?

— Une bagnole nous attend ; Mercedes 600 long châssis, ancien modèle de couleur bleue.

— Qu’est-ce que ?…

Il a dû m’appeler en loucedé car il raccroche brutalement. Me retrouve tout bêta avec ce combiné muet en main. Quelle bizarre histoire. Et ça nous mène où, ça ? comme disait Francisque. En pleine nuit, les trois Jaunes qui se cassent de Paris, embarquant Béru et sa marquise ainsi que mister Blanc !

J’ai un monstre traczir, brusquement. Nos petits camarades terroristes savent qui sont Jérémie et le Gravos. Ce départ précipité en bagnole est propice à tous les gais tapants (s’écrit également guet-apens). Ne va-t-on pas les embarquer dans quelque lieu escarpé pour y régler leur compte ?

Je redécroche mon bignof et j’appelle la Grande Casbah. Je donne l’ordre à la permanence de foncer dare-dare jusqu’au Royal Friedland et de filocher la Mercedes grand châssis bleue qui se trouve à proximité. Si elle avait déjà décarré, donner l’ordre à tous les services volants croisant dans Paris et sa périphérie de la repérer et de la suivre.

Un peu rasséréné par ces sages décisions, je vais me préparer un caoua. Juste comme il finit de « passer », v’là m’man qui se pointe dans son peignoir de pilou gris, à col châle écossais dans les teintes violettes. Elle a entendu que j’étais levé, la chérie, et la voici toute bourrée d’inquiétude.

— Il est quatre heures du matin !s’étonne-t-elle.

— Oui, je sais, réponds-je en lui votant une bise de nuit force 7 sur l’échelle de Richter.

— Rien de grave ?

— Je ne sais pas encore.

Et je reste là, à me gratter les fesses à travers mon pyjama tandis qu’elle sort deux grandes tasses de porcelaine blanche. Et puis, comme ça m’arrive parfois, je me mets à lui raconter toute l’affaire.

La seule chose, elle m’interrompt pour me demander si je prendrai des toasts grillés.

— Deux, m’man.

Elle coupe des tranches de pain, because les vrais toasts, c’est pas avec du pain de mie, mais avec du vrai bred de chez Poilane. M’man s’y rend une fois par semaine et achète une embardouflée de pains divers qu’elle conserve au congélateur.

Je la regarde beurrer les tartines croustillantes avec amour.

— Il me reste de la confiture de cerises, Antoine ; celle que j’ai faite il y a deux ans et que tu aimes tant.

— D’accord, m’man.

Quand je pense qu’elle les a dénoyautées, avec application, ces cerises, ça me fait mieux apprécier la confiture de ma vieille. Elle est championne, pour la conf’, m’man. En dehors d’elle, y a que Mme Tétou, à Golfe-Juan, qui fasse aussi bien.

Je croque avec délice cette somptuosité, retardant l’instant d’écluser le café. Pour l’heure, je le respire et j’en biche plein les naseaux.

Ma Féloche se tait. On dirait un oiseau frileux dans son gros peignoir ; un échassier sur une patte et qui médite le long du fleuve.

Elle finit par déclarer :

— Je crois que tu as tort de te tourmenter pour nos amis, mon grand. Puisque ces gens savent qui ils sont, ils se doutent bien qu’il serait dangereux de les mettre à mal.

— Pourquoi ?

— Ils t’ont également repéré ; donc ils n’ignorent pas que tu connais leur identité et qu’ils auraient immédiatement toute la police française sur le dos au cas où cela tournerait mal pour Blanc et Bérurier.

— Alors, dis-moi un peu, m’man, la raison pour laquelle ils les embarquent avec eux en Angleterre ?

La sainte femme hausse les épaules :

— Qui te dit que cela ne fait pas partie d’un plan à eux, Antoine ?

— Je ne vois pas très bien lequel.

— Suppose qu’ils aient besoin d’eux ?

— De Béru et de Jérémie ?

— Pourquoi pas ? L’idée leur est peut-être venue de les utiliser. Ils ignorent que vous savez qu’ils savent, comprends-tu ? C’est en Angleterre qu’il y aura danger ; au moment où ils y accompliront ce qu’ils ont comploté.

Cette fois, je goûte au café. Superbe !

— Tu sais que tu es géniale, ma poule ?

Elle me sourit modestement.

Je me répète, comme tu fredonnes la même phrase musicale qui t’obsède : « Un cheval, une alouette », « Un cheval, une alouette », « Un cheval, une… » Tout ça parce que j’ai pris place à bord d’un hélico de type « Alouette » qui m’emporte à tire de pales vers Calais où ce con d’Edouard III prit un pied terrible en 1347.

L’aube pointe tout juste à travers des himalaya de nuages dégueulasses. J’ai encore dans la bouche le goût du café bu dans notre cuisine, un pur arabica ! Le pilote est un gros mec pas content, avec un pull roulé tricoté par sa maman qui habite les Cévennes. J’ai tenté de lui faire un peu de converse, par pure politesse, mais il a pas adhéré et ça m’a arrangé qu’on mitonne dans des mutismes, lui et moi. Parler est, quatre-vingt-dix fois sur cent, une démarche inutile et donc une perte de temps.

Voyage sans incendie, heureusement.

Et sans incident, reheureusement.

Le pull roulé sent le suint, à moins qu’il ne s’agisse de l’odeur naturelle du gars. Toujours est-il qu’il me pose en douceur à Calais. J’ai pas le temps de déhoter que, déjà, le revoilà parti ! Un taciturne. Le genre de gus qui en veut à la terre entière d’être ronde et couverte de connards grouillants.

Avant de quitter l’héliport, je passe un coup de turlu à la Brigade routière (qu’on appelle la B.R. ou Bande de Roulement). J’apprends que, banco, tout baigne. La Mercedes a été repérée et prise en filature. Elle roule présentement sur l’autoroute du côté de Bapaume. Qu’alors deux hypothénus (comme dit Béru, pour hypothèse) se présentent. Soit ces joyeux drilles embarquent à Boulogne, soit à Calais. J’annonce à mes terlocuteurs que je me rends à l’embarcadère des navettes France-England et que je les rappellerai dans une demi-plombe pour obtenir des précisions sur ce point primordial. En attendant, je note le numéro de la long châssis.