Y a déjà du trèpe au port. Quelques chignoles grande-bretagneuses qui font la couette devant l’entrée encore close. Les Rosbifs sont gens matinaux, que rien ne rebute. Se lever aux aubes (et non pas au zob, car là est leur point faible), ne les affecte pas. Ils s’en accommodent comme des intempéries.
Dans la file d’attente, j’aperçois, d’entrée de jeu, une exquise sujette de Sa Grassouillette Majesté. Moi, tu me connais ? Incapable de trouver une tête de nœud dans une botte de poils de cul, mais retapissant immediately une nana comestible dans une assistance de chaisières.
La môme dont je te fais état est au volant d’une Morgan vert anglais qu’on a peint sur les portières le drapeau britiche pour éviter tout malentendu. Cette conductrice n’a froid ni aux yeux ni aux miches pour déambuler ainsi dans une tire décapotée à pas six plombes du matin alors que le vent du large souffle en travers. T’imagines qu’elle claque des chailles, la sœur ? Tiens, fume, c’est de l’Early Morning ! Elle porte un blouson de cuir et une écharpe est nouée sur sa tête, ce qui n’empêche pas ses cheveux cendrés de folâtrer. Elle est toute fraîche, tu penses, avec une bouche rieuse, de grands yeux fauves et un menton à peine accentué, juste signaler qu’elle est anglaise. Son âge ? Une petite trentaine salopiote. Le blouson épais ne permet pas de se rendre compte si ses nichebroques sont gonflés au gaz butane ou au contraire repassés à l’amidon comme c’est si souvent le cas, hélas, chez les filles de la Grande Albioche.
Pourquoi son regard s’enchevêtre-t-il avec le mien ? Le hasard, tu crois ? Elle est là, dans son bain de siège à deux places, poireautant avant l’ouverture des grilles, alors elle mate pour passer le temps. Je lui souris. Elle me reçoit cinq sur cinq et me rend la mornifle. Sa plaque d’immatriculation est britannique, mais impossible de déterminer son lieu d’origine car ces cons qui ne font jamais rien comme tout le monde, ont des plaques à la gomme qui, souvent, se vendent par les petites annonces des journaux d’automobile[10].
Captivé par son sourire, je m’approche.
— Vous devez être frigorifiée ? lui dis-je.
— Question d’habitude.
— Une fille comme vous, dans une voiture comme ça, louisjouvé-je, j’aimerais prendre une photo.
— Ne vous gênez pas !
— Seulement je n’ai pas d’appareil.
Elle rit de plus rechef.
— Pas trop tape-fesses, ce bolide ? reprends-je.
— Ça n’est pas un fauteuil club, mais ça se déplace.
— Vous venez de visiter la France ?
— L’Italie.
— Et la France, ça ne vous plaît pas ?
— Si, puisqu’elle a les autoroutes qui mènent à l’Italie.
Je déguste plein l’honneur national. Faut constater le fait, les gars : de plus en plus on est pris pour des lavedus par les étrangers. Je devine que si j’insistais pour connaître son opinion à notre propos, j’en entendrais des saignantes, ce qui m’amènerait à la traiter de connasse infecte en moins de pas longtemps, et donc renforcerait son sentiment négatif. « Petite garce vomie, je t’aurai avant que le soleil ne se recouche, foi de San-Antonio » promets-je in petto (d’hier). Et ça, espère, c’est le serment majeur, pour bibi. Une fois que je me lance un défi de cet ordre, je ne recule plus. La bite sur le billot, j’y vais mordicus ! Petite vachette d’Anglaise francophobe ! T’ v’ voir tes fesses, ma gueuse !
Moi, tout miel :
— Ce que j’aimerais faire un tour dans une voiture pareille ! C’est vrai qu’il y a cinq ans d’attente avant d’être livré quand on en commande une ?
— Sept !
— Seigneur ! Ne la revendez jamais ! Elle vous va si bien.
— Merci.
Elle caresse le volant de bois doucement et moi j’imagine qu’elle prodigue cet attouchement voluptueux à une partie de moi-même qui est aussi dure, également arrondie, mais non circulaire.
— Vous habitez London ?
— Oui, Chelsea !
— Ça va avec la Morgan : c’est le plus ravissant quartier du monde.
— Et vous ?
— Moi, la banlieue de Paris : je suis très prolétaire dans mon mode de vie.
— Vous venez en Angleterre sans voiture ?
— J’irai à pied quand ils auront percé ce putain de tunnel ; pour l’instant, je me contente de prendre l’hydroglisseur, ensuite je louerai une voiture.
— Ça va vous changer, la conduite à droite.
— Non, car je suis gaucher[11].
Tu vois, on débloque gentiment ; la converse cucul-la-praline en plein. Ça passe le temps sans faire avancer le schmilblick. L’avantage, c’est qu’insensiblement je fourbis mes batteries. J’attends quelque chose d’elle et je veux qu’elle me le propose.
Au bout de dix minutes, ça déboule au tournant de notre ronron salonard :
— Je peux vous emmener à Londres, si ça vous amuse de tester la Morgan.
— Vous feriez ça ?
— A condition que vous teniez ma valise sur vos genoux car cette voiture n’a ni coffre ni porte-bagages.
— Mais je suis prêt à tenir la voiture elle-même sur mes genoux pour avoir le privilège de votre compagnie.
— Vous n’avez pas de bagages ? s’étonne-t-elle.
— Jamais quand je voyage, c’est trop encombrant.
Il est l’heure de rappeler la B.R.
Mais, pile comme je me mets en quête d’une cabine téléphonique, je vois débouler la grande Mercedes avec son chargement d’ineffables.
TRECHAPI VI
Moi qui n’ai pas eu l’occasion de bien les connaître, je peux t’affirmer par ouï-dire que les deux Japs obèses, Okimono et Onumonku, étaient des gars très spéciaux. Pas seulement par leur poids, mais par leur comportement.
Ils avaient les yeux à ce point enfoncés dans la graisse que pour voir, ils se servaient de leurs narines. Ç’avait été une rééducation complète, dirigée par des maîtres anciens de la philosophie Hi Han (que d’aucuns confondent avec la philosophie Hu Hon, laquelle n’a rien à voir avec les livres de Jean-François Revel). Ils se nourrissaient de façon très spéciale : avalant la nourriture en vrac sans la mâcher et la mastiquant avec le ventre, selon les préceptes du maître en art maxillaire Bo Ku Z’ et des vaches laitières helvètes. Ils portaient des fringues légères, chargées de laisser leur obésité s’épanouir librement. Dans le privé, ils se contentaient de survêtements de chez Olida, mais pour la ville, ils passaient des complets dont chacun ressemblait à deux sacs à manches, ce qui leur permettait de les enfiler au petit bonheur, le pantalon servant de veston à l’occasion et vice Versailles. Je dois rendre ce témoignage qu’ils ne portaient aucune arme. Ils n’en avaient nul besoin, étant eux-mêmes des armes. D’un coup du tranchant de la main, ils pouvaient opérer une décollation et, d’une double ruade, mettre bas la colonne Vendôme. Ils opéraient toujours en poussant un tel cri que leur adversaire se trouvait comme anesthésié, le nerf vestibulaire en torche, le marteau éclaté, le limaçon décoquillé.
Au demeurant, ces deux boulimiques se montraient gens placides, plutôt souriants, bien qu’il soit duraille de se marrer avec un coup de canif sous le pif en guise de bouche et pas de lampions apparents. Eux qui ne faisaient rien comme personne, riaient avec leurs innombrables bajoues, lesquelles se mettaient alors à faire des vagues.