— De quoi s’agit-il ?
— D’une figure amoureuse rarissime que nous ne sommes que trois à réussir sur cette planète de macaques. Les deux autres sont Kadhafi et le cousin germain de Gorbatchev. On a essayé de l’apprendre à votre prince Charles avant son mariage, mais il s’est planté comme un con aux figures imposées.
Elle a viré à droite, la môme. On suit maintenant une route sinueuse qui serpente à travers la lande. Si je ne peux regarder devant moi, je découvre du moins le paysage sur le côté, et ce n’est que prairies rugueuses, haies basses, arbres rares.
— Ils ne peuvent pas ne pas s’être aperçu que nous les suivons, dit-elle. Il y a que nous sur ce chemin désert.
— Tant pis, continuez !
— Ce n’est pas dangereux ?
— Si, pourquoi ?
— Pour savoir…
Courageuse. Les Anglais, on dira tout ce qu’on voudra (et ce ne sera jamais assez), mais question cran, ils sont fadés.
Nous cahotons sur une paire de kilomètres. La route devient chemin et se fait de plus en plus mauvaise. En Morgan, je te la recommande. La valdingue à Betty me coince les aumônières ! Et tout à coup, c’est la tuile.
— J’ai crevé ! s’exclama Betty.
— Vous n’auriez pas dû, ronchonné-je. Il y a une roue de secours, au moins, sur cette machine à coudre d’avant la guerre de 14–18 déguisée en bagnole ?
La môme stoppe. Je dépose sa valoche sur le côté du baquet et saute à terre. Elle est déjà à l’avant du véhicule et pousse une triste mine, Minette ! Tu sais quoi ? Donne-moi cent balles et je te le dis ! Tu les as pas ? Bon, je vais te faire crédit, pleure pas.
Elle a deux pneus crevés, la mère ! Ça me fait tout chose d’écrire une phrase pareille. A la relire, je mesure ma prodigieuse évolution. A mes débuts, pneus, j’écrivais peneux ! Tu juges ? Cela dit, peneux me paraît bien plus logique que pneus.
Bon, je t’ennuie ? Excuse.
Donc : deux pneus crevés. L’avant gauche et l’arrière droit ! Et par quoi sont-ils crevés, ces « peneux » ? Par des bricoles faites spécialement pour. Tu sais, ces espèces d’oursins métalliques aux pointes larges et acérées ! Alors, intelligent comme pas deux et comme pas toi, je pige que mes potes de la Mercedes ont largué une cargaison de ces perfides objets sur la route. T’échappes pas à un semis de ce genre.
Bités, nous sommes !
La fureur de Betty Nelson est indescriptible, même par un grand romancier comme moi, qui a su décrire le sacre de Bokassa et celui du printemps de Stravinski ! Colérique, la mère ! Elle trépigne, frappe le sol du pied, me traite d’une chiée de blazes que j’ai pas le temps de te traduire. Faut suivre son débit, à la styliste ! J’ai beau feuilleter mon Larousse français-anglais, anglais-français, il suffit plus à la demande.
Je te résume l’essentiel de ses invectives, à cette houri. Voilà : je suis un pourri de Français incapable, un flic de merde, un séducteur de bonniches, un valet d’hôtel de passes, un rien du tout qui se croit quelque chose, un sodomisé au pot éclaté, une godasse éculée, une blennorragie en écoulement, un con, le reste, davantage, le néant, la merde, la nuit !
Elle ajoute après un léger temps mort destiné à recharger ses exquis poumons, qu’elle me méprise, me hait, me dénie, me conspue, m’expulse, m’oublie déjà, me déplore, me maudit, me raye, me saigne.
Et poum ! voilà ! Merci beaucoup, mam’zelle. Pour la Grande Albion, hip y pourrira !
Connasse ! Je lui éteins la médisance d’une baffe incoercible qui la laisse coite. Du coup, de houri elle devient panthère. Bondit sur ma pomme, les griffes en avant. J’esquive, elle trébuche, perd l’équilibre et choit dans la boue anglaise, la plus perfide d’Europe, selon les géologues. Mon premier mouvement, fait de générosité, galanterie, charité chrétienne et tutti frutti me porte à la relever. Mais à cet instant, il se passe des choses et comme tu as réglé le prix de ce chef-d’œuvre, je te vas dire lesquelles, malgré qu’il soit modique pour un texte aussi considérable.
Eh bien, mon vieux forcené de l’obscurantisme, magine-toi qu’un grondement puissant ébranle à deux mains les échos. Et que surgit par-dessus les genêts de la lande (où, la nuit, s’emmanchent les farfadets britiches), une masse claire. S’agit d’un avion blanc avec une raie bleue au milieu et la queue rouge comme la tienne après ta branlette du soir. Il vient de décoller à pas mille mètres de nous et passe au-dessus de nos tronches ahuries. Par les hublots, je distingue deux plats de quête en train de rigoler : les gueules de mes Japs ! L’un de ces pachydermes se permet même de me montrer son médius dressé au-dessus des autres doigts repliés, geste éloquent s’il en est, signifiant qu’il me fourre jusqu’à la gorge. Oui, j’ai le temps de distinguer tout cela dans une vision de cauchemar au ralenti. Et puis le bimoteur est déjà plus haut. Il décrit une courbe pour piquer sur la mer qu’on voit moutonner dans une lumière de perle. Très vite il devient une espèce de mouette que les nuages happent et qui se fond dans les nues.
Berezina ! Berezina !
Pour lors, la gonzesse s’est relevée sans mon aide et a cessé de vitupérer. Elle a le visage maculé de boue. Ses grands yeux clairs… Attends que j’aille vérifier plus haut s’ils sont vraiment clairs…
Non, autant (en emporte le vent) pour moi : ils sont fauves. Je t’ai dit fauves en te la présentant, y a aucune raison de changer en cours de récit.
Donc, ses grands yeux fauves expriment l’éperduance. L’égarement.
Moi, sur cette lande de merde, je dois ressembler à Lamartine au bord de son lac, ou peut-être même à Chateaubriand sur son rocher entouré de pommes frites. Je lutte contre un désenchantement si profond que j’ai bien envie d’attacher mon gilet de survie.
Ces gueux ont œuvré de première. Ils nous ont amenés en Grandebretagnerie pour se défaire de nous. Nous larguer loin de nos bases en terre étrangère.
Que sont mes amis devenus ? rutebeufé-je. Les ont-ils pralinés en ce lieu escarpé pour en finir ?
Je vais en avoir le cœur net. Je sors de mon veston un magniphaseur tierce à révulsion catégorique. Pour tenter de capter le « bip-bip « de Jérémie, comprends-tu ? De deux choses l’autre : je l’enregistre ou ne l’enregistre pas. Si je ne l’enregistre pas, c’est qu’ils ont embarqué le Noirpiot avec eux, et donc, ouf ! Si je l’enregistre, c’est qu’ils l’ont laissé sur place, alors je n’ose envisager dans quel état ! Et ce sera kif pour Béru, évidemment.
Je tourne le taquineur central, puis enfonce le vibrillonneur pétaouche à incandescence thermo-lactyle. Mon cœur fait plus de raffut que l’avion, il y a un instant.
Un voyant vert se met à palpiter et, très présent, le « bipbip « fatidique retentit.
Las, comme disait Du Bellay qu’aimait bien ce mot (en poétrie, un pied tout seul peut toujours servir ; il fait bouche-trou, tu saisis ?) ; las, reprends-je, mes potes sont également là.
Alors je me mets à courir comme un sauvage poursuivant un missionnaire dodu.
— Where did you go ! elle crie, Betty.
Je go où mon devoir m’appelle, ma chérie, et où le malheur m’attend !
Le chemin monte, de plus en plus rocailleux. Je m’y tords les pinceaux et les éclats de silex meurtrissent mes chevilles, heureusement à toutes épreuves.
Il me semble que le paysage recule devant moi et que j’arpente un tapis roulant raviné. Malgré tout je finis par atteindre le sommet de la falaise. Perspective très belle dans sa désespérante monotonie. Une étendue immense, plate comme Samain effectivement tout indiquée pour servir d’aéroport de fortune.