Je lis, dans l’herbe rêche et la bruyère en fleur[12] les traces de l’avion, celle de son collage, puis de son décollage. Tout au bout de cette étendue, vers l’intérieur des terres, la Mercedes abandonnée paraît inquiétante avec ses portières ouvertes.
Je comprime ma poitrine à la limite de l’implosion. Pas de morts autour du véhicule. Mon regard panoramique sur le terrain : vide ! Les cadavres sont donc à l’intérieur.
Cette fois, c’est sans courir que je m’approche de la grande voiture bleue. M’en approche comme d’une tombe dans un cimetière inconnu. M’en approche comme l’artificier de service d’un colis suce-pet.
Chacun de mes pas me conduit, je le sens bien, à une terrible épreuve. Ce sentiment est trop profondément fiché en moi pour qu’il ne corresponde point à la réalité.
Je guigne, de loin, par les portières ouvertes. Je n’aperçois rien. Et pourtant, mon « bip-bip » que je n’ai pas débranché, s’affole. Il crie que je brûle ! Que ça y est, que je suis à l’extrême bord du précipice moral où je dois basculer.
Inspection rapide : l’intérieur est authentiquement vide ; et sous la tire y a que dalle.
Reste l’immense coffre.
Sarcophage à trois places ?
Je l’ouvre d’un geste rapide, décidé. Il faut en finir. La situation est intolérable. La pire réalité est préférable à un doute atroce qui vous ronge.
Alors le couvercle est soulevé.
Et le coffre est vide.
Simplement, sur le tapis de caoutchouc gaufré, se trouve le paquet de Gauloises bip-bip que j’ai remis à Jérémie à bord de l’hydroglisseur. Plus deux billets hâtivement griffonnés. L’écriture cultivée du Gravos s’étale sur l’un deux.
Je lis :
Qui c’est qui l’a-t-il dans loc ?
La calligraphie de M. Blanc honore le second papier de sa présence. Elle raconte comme ça :
On t’a bien niqué, hein, mon vieux ? Ça, pour t’avoir niqué, on t’a niqué !
C’est tout ! Mais c’est beaucoup ! C’est même énorme !
Vaincu, je m’assois en tailleur dans l’herbe, le dos au pare-chocs.
Des oiseaux de mer passent à tire-d’ailes et larigot en me traitant de cocu.
Je demeure ainsi des minutes, presque des heures, des jours peut-être ? Jusqu’à ce qu’une silhouette gracieuse surgisse de mon horizon rase-mottes et s’avance, cheveux aux vents mauvais qui m’emportent : Betty.
Elle est calmée, pantelante, soumise. Son visage souillé est empreint de gravité sous la boue. Je la trouve belle comme une femme.
Parvenue à deux mètres quarante-cinq de ma personne, elle s’immobilise pour m’examiner. Sans colère, avec pitié, mais une pitié bienveillante. Il y a une espèce de « mon pauvre chéri, la vie est dure, n’est-ce pas ? » dans ses grands yeux fauves (mais clairs).
De la main, je lui fais signe de s’approcher encore. Elle vient tout contre moi. Je me dis : « C’est chouette qu’elle ait mis une jupe et pas une saloperie de pantalon qui déguise les filles en garçons. D’autant que, pour piloter sa caisse, c’eût été plus indiqué. Mais non, tu vois : elle porte une jupe. Et plissée, encore ! Mon rêve. J’ai toujours envie de plisser, comme je lisais puis l’autre jour dans l’Almanach Vermot.
Mes deux mains se plaquent à ses jambes, remontent ! Elle me laisse haler.
Merde ! est-ce-t-il Dieu possible ! Des bas ? Des vrais ? Avec un authentique porte-jarretelles ! Montre un peu, ma gosse ! Mais tu es donc une fée placée sur mon chemin de peine ? Viens, ma providence, viens mon Anglaise, viens me réparer l’âme.
Elle coule à mon côté, comme un de ses bas qu’elle aurait ôté. Le vent de la lande n’est pas froid, mais tiédasse. Je déponne son blouson de cuir, ensuite le chemisier brun qui est dessous. Pas de soutien-loloches. Inutile. C’est du produit plus ferme que le surgelé. Comme ils ne peuvent pas sortir simultanément, je les dorlote chacun son tour. Elle est parfumée à quoi, cette mégère ? Une odeur doucereuse, un peu surannée. Elle sent jadis, quand tout était bien, que tout le monde était gentil. Y avait pas de violence, pas de terrorisme. Simplement quelques assassins célèbres pour dire de faire grimper les tirages des baveux. Vacher zigouillait les bergères et Troppman la famille Kinch, histoire de ne pas laisser se rouiller la guillotine. On vivait la vie, on la respirait, on la dégustait, comme moi, en ce moment, la chattounette frisée de Betty.
DEUXIÈME PARTIE
LES JEÛNES SONT FAITS, FAITES VOS ŒUFS !
RECHAPIT VII
Je pousse tristement le caddie de maman (lequel caddie n’est pas celui de mes soucis !).
Elle a découvert les grandes surfaces, depuis quelque temps, ma Félicie. Il aura fallu du temps pour qu’elle s’y mette. Elle tenait farouche pour le petit épicemar de quartier, ma vieille. M. et Mme Macheprot dans leur boutique qui sent la maraîcherie et l’huile d’olive lui bottaient. Ils faisaient causette, eux savaient tout de nos santés et nous des leurs. On parlait du temps, beaucoup. Un peu du gouvernement (peu importait lequel) ; quelquefois de la drogue, ou bien de la mort de Coluche, puis de celle du Luron qui eut droit à des funérailles nationales, ce pauvre petit gars ; qu’on se demande encore ce qui leur a pris de ne pas pousser les choses jusqu’au bout en l’inhumant au Panthéon où le papa Hugo eût été si joyce de l’accueillir, le perfide moustique.
M’man, les grandes surfaces, je vais t’espliquer le comment elle y est venue. Bon, t’as les prix que Mammouth écrase comme des merdes, d’ac. Mais le surtout, c’est qu’elles sont éloignées de chez nous, les grandes surfaces. Et que je dois l’y piloter, ma mother d’amour, puisqu’elle ne conduit pas. Alors pour elle, c’est fête au village, tu penses ! Tu la verrais, pimpante, au côté de « son grand » ! Fière comme Barabbas (ou Barrabas), cheftaine avertie du commando que nous formons. J’ai le rôle passif du larbin, après ma chignole, c’est le caddie que je drive. On va, de rayon en rayon, m’man et mézigue. Elle cueille des emballages de lessive géants, des boîtes de conserve, des paquets de pâtes, affairée, consciencieuse comme elle l’est en tout.
« — Tu aimes cette marque de sardines à la tomate, je crois, Antoine ? »
Et moi, cherchant à dominer ma distraction :
« — J’en raffole, m’man ! »
Et vlan ! une pile d’Amieux vient paver le fond du chariot.
— Il y a longtemps que je ne t’ai pas fait de gâteau de riz, ça te dirait, mon chéri ?
— Tu parles ! répond laconiquement le chéri.
Et v’là ce vieux nœud d’Uncle Ben’s avec son sourire en tranche de pastèque qui me déferle dans le caddie.
Rien que des denrées surchoises, Féloche ! Le top ! Y compris pour le faf à train. On se torchonne l’oignon avec du satiné double face. On a des goûts princiers jusqu’à l’anus, chez nous.
Donc on est en train de grandesurfacer lorsqu’un cri jaillit :
— Commissaire !
Je me retourne. Et j’asperge la Berthe Bérurier, escortée d’Alfred, le coiffeur, lequel réussit à pousser un chariot d’une main tout en coltinant Apollon-Jules, le tardif héritier des Béru, de l’autre.
Félicie se précipite en apercevant le moutard qu’elle garde plus souvent qu’à son tour et s’en empare comme Albaladéjo s’emparait du ballon à la grande époque. Pour un peu on penserait qu’elle va monter à l’essai avec le chiare pour le déposer entre les poteaux des caisses. Le poupard devient surénorme. Eléphant boy ! Ou plutôt un bébé hippopotame. Des joues comme les fesses de sa mère, le pif rouge comme celui de son paternel et il rouquine drôlement.