Berthy, tu la verrais fondre sur moi, tu prendrais peur. Un vrai typhon jamaïquain ! De la fumaga lui jaillit des naseaux, comme la vapeur d’eau de la valve d’une baleine.
— Et il fait des commissions ! éructe la vachasse. Mon homme a disparu depuis deux mois, qu’on se demande si j’suis veuve ou non, on n’sait rien d’rien de lui et môssieur qui m’la espédié au casse-pipe s’pavane à ach’ter des bidons d’Ariel, bordel à cul ! Non mais, direz-moi, commissaire, c’est s’ fout’ d’ la figure du monde !
Ainsi pris à partie, je ne sais que bredouiller des mots sans suite. Elle vient de mettre son doigt boudiné sur la plaie de mon âme, l’Ogresse. J’en crève, moi, de la disparition de mes deux potes Béru et Blanc. Ils se sont envolés de la lande anglaise et, depuis, aucune nouvelle d’eux. Pas le moindre tuyau sur l’avion qui les a emportés. Où est-il allé se poser, le bimoteur blanc ? Dans ma stupeur, je n’ai pas eu le temps de noter son immatriculance. En Angleterre, aucun aéroport ou club aéronautique n’a signalé un mouvement d’appareil privé dans cette zone du littoral. Même tabac à l’étranger. Toute l’Europe Occidentale pressentie a répondu par la négative. Nulle tour de contrôle ne l’a capté. Mon enquête m’a appris que la Mercedes avait été louée à un grand garage parisien par une certaine Manuella Dubois, laquelle a fourni ses pièces d’identité et payé la caution d’usage.
Dans la bagnole, R.A.S. ! Des empreintes que nous possédions déjà. Des papiers de bonbons à la menthe, quelques mégots de cigarette Player’s. Zéro !
J’ai activé les polices d’Europe et d’Amérique, du Japon, d’Indonésie et d’une foule d’autres lieux, en leur fournissant le signalement des Jaunes et celui de mes potes. Nothing ! Alors, en désespoir de cause et après un mois de démenage, sais-tu quelle conclusion affreuse j’ai tirée de tous ces éléments négatifs ? Que l’avion blanc s’est abîmé en mer. Il a dû gagner le large, piquer sur l’Atlantique et là il aura eu une couille ! Plouf ! Je ne vois pas d’autres hypothèses possibles. Un avion, six personnes ! Disparus. Plus rien. Désintégrés !
Alors je me meurs de cette histoire, moi, piges-tu ? Mes nerfs craquent. Je dors assommé par les calmants. Sans répit la question me taraude : que sont-ils devenus ? Et pourquoi ces deux messages ironiques qui ressemblent à d’affreux testaments ?
J’ai maigri de quatre kilos, ma pauvre chérie. Tiens, regarde mon pantalon : tu pourrais m’empoigner zézette à deux mains sans que je l’écosse ou le dégrafasse, juste en passant par en haut !
La mégère ménagère continue de rameuter la grande surface, malgré les exhortations de m’man qui lui supplie de : « Calmez-vous, ma chère Berthe, Antoine fait tout ce qui est en son pouvoir, je vous l’assure. » Mais la sale vache, ça la survolte, on dirait. Elle mouille de ma confusion. Mon pauvre visage flétri par l’anxiété l’excite au lieu de l’émouvoir.
— Vous n’êtes qu’un triste individu, commissaire ! J’veux mon homme, moi ! Ou alors qu’on m’ dise carrément c’t’ enfant, ici présent, est orphelin, qu’ j’ lu trouve un aut’ père ayant un métier plus ses dents en terre que ce pauvre con d’Alexandre-Benoît, toujours prêt à se faire tuer à la carte, l’apôtre !
Elle me tartine la prostate, cette effroyable baleine ! Les gens ont fait cercle entre le rayon « lessives » et le rayon « bricolage ». Je te lui bricolerais volontiers un coup de tournevis géant dans son bide de vache pleine, l’Affreuse !
— Combien d’temps pensez-vous-t-il que ça durera-t-il, ce silence, hmmm ? J’ vais morfonde jusqu’à vital éternit, s’lon vous, commissaire ? Eh ben non ! J’ai des droits ! Et maâme Blanc aussi en a, toute négresse qu’elle fusse. J’ sus été la trouver, Ramadé. J’y ai dit comme quoi on d’vait se reconstituer partie civique, les deux ; prend’ un avocat et attaquer ! Réclamer des hommages et intérêts. Pas qu’un peu ! Un homme comme mon homme, officier d’ police, ancien miniss et tout, ça vaut son poids de pognon, croilliez-moi ! L’Etat doit m’ le payer, commissaire ! Sans compter un chibre comm’ le sien que jamais, j’ te demande pardon, Alfred, je r’trouverai l’ pareil ! C’tait un monument hystérique, ce paf, commissaire ! Du nœud d’ c’ t’acabit y en avait pas d’aut’. Les taureaux f’saient la gueule quand est-ce y voiliait limer Béru dans nos campagnes, ma parole d’honnête femme ! Son zob aussi, il vaut cher. J’ trouverai des témoins pour lui certifier l’ampleur, et surtout des témouines, j’aurai pas de mal : la façon qu’il trempait de gauche et d’ droite ce gros dégueulasse ! Ça fait deux mois qu’ j’ recroqueville d’ la chagatte, commissaire ! J’étiole du frifri, Alfred peut vous le dire. Pas vrai, Alfred, qu’ j’ai la moule qui fane comme une rose séchée dans un albume ? Tu m’en f’sais la remarque hier soir.
Alfred, gêné, avale sa pomme d’Adam qu’il a proéminente. Il rougit, hoche le chef, dépose à tout hasard une boîte d’Ajax amoniaqué dans son caddie ; se donner une contenance, puisque le caddie en a une !
— Madame Bérurier, murmure maman, à travers les mèches rousses d’Apollon-Jules, je crois que la douleur vous égare. Certes, je conçois que vous soyez courroucée par cette prise d’otages dont votre époux est l’une des malheureuses victimes, cependant vous ne devez pas en faire porter le poids à Antoine qui remue ciel et terre pour tenter de retrouver ce cher Alexandre-Benoît, ainsi que M. Blanc.
Elle cause bien, ma vieille, quand il s’agit de défendre son rejeton, non ? Mais il est des interlocuteurs irréductibles et la vachasse rance compte parmi saucisse (pardon : parmi ceux-ci).
— Je voye qu’y r’mue ciel et terre, je voye ! ricane-t-elle. Y remue un chariot plein d’huile Lesieur, de savons Cadume, de pâtes Panzani, d’Ariel concentré et de sardines à la tomate ; voilà c’ qu’y r’mue, mâme Félicie ; mais son cul, ça non, y n’ l’ remue pas ; à la bonne du tendeur, salut ! Viens, Alfred, barrons-nous qu’autrement sinon j’ pourrais me fâcher !
Et elle s’en va à travers les rayons, suivie du coiffeur éperdu qui pousse son caddie. Elle fonce, la sale mégère, bousculant les clients, clouant les protestataires d’un « Ta gueule, pourri ! » qui ferait taire un commissaire-priseur. Elle part, ulcérée, en oubliant son chiare que m’man tient toujours dans ses bras d’amour, ses chers bras de compassion, toujours disponibles pour la tendresse.
Et que nous voici donc en charge d’Apollon-Jules, heureux de ce cadeau par inadvertance malgré la grande honte de l’algarade bérurière qui continue de produire des ondes et un brouillard rouge dans la grande surface.
On s’en va carmer nos pauvres denrées. En chemin, je m’arrête aux abords d’un vieux monsieur armé d’un walkie-talkie lui permettant de rester en liaison avec sa pauvre épouse impotente demeurée au logis.
— Ninette, lui dit-il, te rappelles-tu s’il reste du cirage incolore pour mes chaussures beiges ? Non ? Bon, je vais en acheter. Je te signale qu’il y a en « Action » des melons d’Israël, aujourd’hui. J’en prends ? Bon. On trouve également des petits navets blancs qui ne doivent pas être filandreux et que je pourrais te faire au beurre. Tu me reçois bien ? Cinq sur cinq ? Bravo. Alors, les navets ?
Le progrès nous empare, les gars ! Le progrès nous a eus.
Je laisse ce saint homme exécuter son opération de commando alimentaire et m’esbigne.
C’est dans la voiture, tandis que Féloche fait guiliguili sous le menton d’Apollon-Jules que le fichtre-foutre me biche.
— M’man ! j’écrie tout à coup, elle a raison la grosse truie : je n’ai pas le droit de faire relâche avant d’avoir récupéré le père de ce marmot, mort ou vif.