M’man ne répond rien. Donc, elle admet.
— Je ne sais pas ce que je vais faire, mais je vais le faire ; je ne sais pas où aller, mais je vais y aller ! Il vaut mieux donner des coups d’épée dans l’eau que de la laisser rouiller dans son fourreau !
Je me tais un instant pour admirer la formelle beauté de cette sentence qui sera gravée un jour au fronton des édicules publics et des maisons closes enfin rouvertes.
Et puis on se pointe chez nous, et là, le Seigneur qui me veille dessus comme toi sur ta blenno mal guérie, me réserve une surprise.
Je te laisse pas deviner car, avec le cerveau farineux que tu te trimbales, on serait encore là à Pâques.
Une Morgan est stationnée devant la grille de notre jardinet. Bon, alors t’as saisi ?
Eh ben, moui, mon minet : il s’agit bel et bien de Betty Nelson, la madone des hydroglisseurs que je prends toute crue sur la lande anglaise les jours d’intense déconvenue.
Ne l’ai plus revue depuis cet épisode somptueux ; que tu l’aurais admirée, si belle dans sa nudité offerte aux vents de l’océan et au guiseau du bel Antonio ! Un Ingres ! Ou, pour le moins, un Ingres et Loire ! Ce fut une baisance héroïque, phénoménale parce que empreinte de désespoir. Cet abandon farouche de l’homme quand il implore la chair de lui faire oublier les plaies de son âme, comme disait ma concierge qui avait des lettres (celles de ses locataires, soigneusement décachetées à la vapeur, mais recollées à la sécotine, et quand tu saisissais ta bafouille avant qu’elle ne soit sèche, fallait une lampe à souder afin de te l’enlever des doigts !).
Pour te recauser de la lande fatale, une fois l’opération enfilage désespéré achevée, on s’est reculottés et rapatriés dans des contrées habitées, au volant de la Mercedes. Je l’ai laissée chez un garagiste de Dover, la Betty, pour qu’il aille chercher, puis réparer ses boudins crevés. Ce grand coup forcené dans les bagadettes, ça lui avait enrayé les rancœurs, miss Nelson (paraît qu’elle avait eu un surarrière-grand-père amiral à la fin du XVIIIe, et que ce vieux crabe s’était laissé planter à Trafalgar) ; elle mouftait plus, ma preuse, éteinte par cette abondance d’événements fâcheux et bienheureux. Pour dire de pas la larguer comme un malpropre, je lui avais refilé mon adresse, mes coordonnées comme on doit dire présentement, en attendant qu’un glandu balance un autre terme. D’autant que ça fait un bout qu’on coordonne, merde ! Et qu’on organise des colloques. Ça oui : colloque. Tous les jours je reçois des lettres de nœuds volants qui me proposent un colloque. Au Rote Harry, chez les anciens députés handicapés moteur, à la Mutuelle des épiciers de détail, chez les sourds-muets de Levallois, que sais-je… « Accepteriez-vous-t-il de venir faire un colloque avec notre vice-super-président d’honneur honoraire, M. Bougrodoc ? » Ils peuvent pas voir, mais moi, leur lettre, je m’attrape les couilles avec pour bien me signifier ce que j’en pense. Je devrais leur répondre que c’est leur bonne femme que j’irais foutre en colloque, ça, d’acc, je veux bien les essayer si elles ne sont pas trop blettes ni chafouines, si elles n’ont pas quinze kilos de varices avariées aux guibolles et des truellées de cellulite aux miches, si elles n’appartiennent pas à la race bovine, si elles lavent leur culotte avant d’aller se coucher, si elles ne te coupent pas la parole pendant que tu narres, pour balancer une contradiction qui te fait passer pour un zozo, et surtout si elles ont une ouverture de bouche d’au moins six centimètres de diamètre ; les fourrer gracieusement tandis que leurs matous décrépis colloquent, déconnent, balourdent, président, vindhonneurent, oui, oui, les emplâtrer dans les délicatesses inouïes et inventives, ces braves rombières de crabes en cours de fossilisation. Leur charmer le frifri à bitoune mélodieuse, à langue de chat fourré (ou langue fourrée de chat), bien les brouter de fond en comble dans les moindres recoins.
Tu trouves que je m’égare ? Ah bon, j’avais pas remarqué. Je laissais filocher le moulinet à sornettes. Mais bon, c’est toi qui achètes, hein, t’as le droit de manifester.
Non, laisse, puisque je te dis que je stoppe. On ne cause plus de rien hormis de l’action. A propos d’action, t’as vu la Bourse, ces temps-ci ?
Pour revenir à Betty Nelson dans notre salon en bois fruitier. Radieuse, bioutifoule pire que la première fois ! Tu la mates et t’as la trique ! Tout en touide ! Le touide (que certains écrivent tweed) quand il est de cette couleur fauve, accompagné d’un chemisier de soie verte, il m’inspire. Souliers plats, gants de tomobilisse, les cheveux à peine remis d’aplomb au décapsulé de la Morgan.
J’empresse de faire les présentations. Miss Nelson, maman ; maman, miss Nelson. Et voici Antoine, mon petit frère adoptif. Mouche-toi, Antoine ! Ne tends pas ta main pleine de Nutella.
— C’est pas du Nutella, c’est de la merde ! qu’il me répond. J’étais aux chiches quand la gonzesse a sonné et cette connasse de Maria entendait pas à cause de son aspirateur ; alors je m’ai bâclé, tu comprends ?
M’man l’évacue dare-dare, avec toujours Apollon-Jules dans ses bras. Je la vois mal barrée, ma vieille, avec ces deux spécimens d’enfants d’homme sur les endosses !
Un petit porto, Betty ? Non, non. Après le repas seulement. Les Anglais, tu les sais, hein ? Vous prendrez bien le briquefeuste avec nous ? Volontiers.
Je cantonade :
— Tu ajouteras un couvert, m’man. Et puis, quel bon vent ?
Alors elle me révèle, l’exquise. Voilà, depuis nous deux, elle a cessé de faire styliste. Dans le fond, y a pas de débouchés. Une idée lui est venue, consécutive à notre rencontre : se lancer dans le journalisme. Ne venait-elle pas de vivre une aventure peu commune ? Aussi sec, elle écrit un papelard sur notre rencontre, la filature, les pneus (peneux) crevés, l’envol clandestin des terroristes sur la lande… Une soucoupe de première ! Un scoop à tout caser. Elle l’envoie à son oncle incarné Ferguson Junior, directeur du Rochester Evening. Tonton saute sur le papier, le pirate un peu pour lui donner l’éclat du neuf et le sort à la une de son canard. Manchette, affichettes, messages à la radio locale. Un boum ! La voici engagée. Ferguson Junior la charge de poursuivre l’enquête, seulement elle n’a plus grand-chose à se foutre sous l’Adam, comme disait Eve. Mais qu’importe, elle trouvera. Journaliste, c’est son blaud, elle a pigé, compris. Pendant huit jours elle assume la première page du Rochester Evening, vaille que vaille, gonflant au max ce qu’elle déniche en furetant. Et puis comme ça tourne en rond, tonton lui confie d’autres rubriques. Elle fait la judiciaire, mais les jugements pour vols de bagnoles, enfreintes à la loi sur les débits de boissons (et non pas les débiles poissons), rixes sur la voie pudique, ça la plume, Betty.
Alors il lui propose la mode. Un grand reportage. Elle mouille. La mode anglaise, la première du monde, selon elle, avec des mannequins pas pour rire : Lady Di, sa copine belle-sueur, la couine et les jardins potagers qu’elle se trimballe sur la trombine au lieu de sa couronne qui vaut des chiées de sterling, ça a été une vaste régalade. Le tirage du Rochester Evening a augmenté de soixante pour cent, passant de six cents à près de mille exemplaires, tu te rends compte, vicomte ? Qu’on n’avait jamais enregistré ça depuis l’abdication d’Edouard VIII en 36 !
Ayant écumé la mode anglaise, tant pis, elle va passer à la mode belge, et l’idée lui est venue de faire un crocheton par Pantruche avant de gagner Bruxelles. Ce qui te prouve — s’il en est encore besoin —, que je laisse un souvenir du genre impérissable dans le cœur et le slip des dames.