Ouf ! L’effet sédatif de mon sourire s’estompe et les voilà qui reprennent des mines renfrognées.
Afin de pas laisser capoter nos relations, j’ajoute :
— Ma compagnie d’assurances m’a chargé de vous remettre une prime de cinq cent mille lires afin de vous remercier de votre précieux témoignage. La voici !
Je tire de ma vague cinq billets de cent mille lires et les dispose en éventail sur la table.
Les deux croquants jettent la pogne simultanément ; c’est mémère la moins rhumatisante, donc la plus rapide. Seulement, c’est pépère le plus fort. Il assène un coup de poing sur la dextre sinistre de sa camarade d’existence.
— Lâche ça, vieille carne ! il lui fait aimablement.
Mme Ravioli abandonne sa proie et c’est mister le mec qui ratisse.
Il examine les talbins, vérifier qu’ils n’ont pas été prélevés dans une boîte de Monopoly et, rassuré, les plie en quatre avant de les glisser dans l’une des poches de son vieux gilet de laine ravaudé.
Un beau sourire met du noir (il chique) sous sa moustache blanche.
— Vous prendrez du lapin avec nous ? il demande.
Moi, j’espérais ça comme tu peux pas savoir. C’est marrant, la vie : on a des coups de cœur, des envies, des spleens comme ça, au débotté. En passant le seuil de la masure, j’avais faim de ce lapin : l’odeur ! La reniflette, moi, tu sais combien c’est un vice ?
— Volontiers : il embaume !
Sa mégère ronchonne, se lève pour m’apporter un couvert. Le vieux va tirer un cruchon de picrate au cellier. Vin noir à mousse incarnate qui sent encore la dernière vendange. Et nous voici à claper, les trois, en échangeant des œillades amitieuses par-dessus notre bouffement.
Une merveille ! La vieillarde, au plumard, ça doit faire quine qu’elle est bonne à nibe ; mais au fourneau, attention ! Et puis qu’est-ce qu’elle sait faire d’autre, encore, je m’informe. Paraîtrait que le cabri, mijoté par elle, son bonhomme se relève la notte pour finir les restes ! Bon, je reviendrai au printemps ! Pour le reste, c’est les pâtes, principalement les spaghetti aux truffes blanches. Il connaît, les coins à truffes, le vieux. Aux pieds des chênes nains. Il se lève pour me montrer un petit bocal qui en contient une demi-douzaine, macérant dans l’huile d’olive. Je le veux ? Tiens, il me le donne ! Merci pour Félicie. Pourvu que je le ramène à bon port ! Car de sales bricoles m’attendent.
Le café, par contre, est vachement dégueu. Jus de chaussettes en plein ! Et pas n’importe quelles chaussettes ! Je fais la moue, pas l’amour ! L’amour, c’était hier, avec Betty ! Elle en voulait tant et tant que j’ai dû l’embarquer à l’hôtel, ne plus rameuter la maisonnée. J’ai mis ma bite des dimanches et l’ai fait reluire comme le balancier de notre vieille horloge jusqu’aux aubes.
Baise faisant, j’y ai arraché un à un les vers du nez, ma donzelle d’outre-Manche. J’ai obtenu les moindres détails. L’avion blanc s’est posé sur l’ancien aéroclub de Reggio di Calabria, pratiquement en friche. Une fermette se dresse en bordure de la piste en herbe (elle l’a toujours été, même quand elle se trouvait en activité). Un vieux couple l’habite. C’est le bonhomme qui lui a raconté ce qu’elle a publié dans le Rochester Evening. J’ai décidé de me pointer à mon tour pour tout reprendre à zéro.
— Cher monsieur Paolo (il s’appelle Paolo), j’aimerais que nous parlions maintenant de l’affaire qui m’amène. Ce foutu avion.
Il perd un peu de sa bonne humeur, mais enfin, quoi, se doute bien que si on lui crache cinq cent mille pions, c’est pas pour que sa dame me fasse une pipe.
Alors il emplit deux godets de grappa, prend une noix de tabac dans sa bonne blague, la pétrit et se la bloque entre la joue et la gencive, puis démarre, pépère, tandis que madame débarrasse la table silencieusement.
Voilà…
Il y a deux mois, un jour dont il se rappelle pas la date, sur le coup de midi environ, il était à effeuiller des épis de maïs devant sa maison lorsqu’il perçoit un grondement d’avion en direction du large.
Il regarde et découvre un zinc à basse altitude qui se dirigeait vers l’ancien terrain. Lui, ça l’étonne, biscotte le champ est vraiment désaffecté, avec de la broussaille sur les bords, plus de biroutes au vent, ni de balises d’aucune sorte.
Comprenant que l’avion en question se pose bel et bien, il se précipite sur la piste et, agitant les bras, fait signe au pilote qu’il se fourvoie ; mais celui-ci n’en a cure et comporte comme s’il ne le voyait pas. Le vieux a tout juste le temps de planquer sa carcasse. Le coucou se pose en souplesse, roule en bout de piste et décrit une volte complète afin de se mettre dans le sens du décollage. Une porte s’ouvre et six personnes en descendent précipitamment. La dernière n’a pas plutôt posé son second pied au sol que le zoziau repart et va se fondre dans l’infini au-dessus des flots.
Eberlué, mon hôte se dirige vers les passagers débarqués, c’est alors qu’un minibus blanc sort de derrière des buissons et s’approche des arrivants. Ils grimpent à son bord. Le bus démarre. Le tout, entre le moment où le bonhomme a aperçu l’avion et celui où le minibus a disparu, n’a pas duré trois minutes. Vite fait, bien fait. Lorsque le véhicule est passé devant Paolo, son conducteur lui a adressé un salut de la main, très cordial. C’est ce salut qui a retenu le vieillard d’aller rapporter l’incident aux autorités. Il a cru que tout cela était normal et qu’il s’agissait d’un atterrissage de fortune, d’une dérivation voulue par la tour de contrôle de l’aéroport officiel pour surcharge de trafic à cette heure de la journée. Il n’est pas très au fait des closes de l’aéronautique, lui. Très vite il a oublié la chose. Il a fallu qu’une jeune Anglaise vienne le questionner pour qu’il se la rappelle. Comme Betty lui a remis un peu de fric, elle aussi, il s’est abstenu de mentionner ces faits. Il aurait dû ? s’inquiète-t-il avec une ingénuité de joueur de bonneteau. Je souris sans prendre parti. Il insiste : qu’est-ce que c’est, ce micmac, selon moi ?
— Un avion volé destiné au transport de terroristes, mon brave ami.
Le mot terroriste le fait sursauter.
— Parlez-moi du minibus, monsieur Paolo, enchaîné-je.
— Bé, pour dire quoi ? Il était blanc.
— Son immatriculation ?
— Il avait une plaque marquée « Roma ».
— Le numéro minéralogique ?
Haussement d’épaules.
— J’ai pas eu le temps de vérifier. J’ai vu « Roma » parce que les plaques romaines sont les seules où est écrit le nom entier de la province…
Je déguste une gorgée de grappa. Le marc, c’est pas que j’aime ça, mais ça me rappelle mon enfance, les vacances à la campagne. Notre vieux voisin en buvait un litre par semaine et il a vécu 92 ans. Parce que, prétendait-il, le marc s’appelle également « eau-de-vie », ne l’oublions pas !
Il ne l’oubliait pas.
— Cher signor Paolo, il est capital que vous me fournissiez davantage de renseignements sur ce bus.
— Mais je…
— Attendez ! Sortons, nous allons en parler sur place.
Sa vieille se met à l’engueuler en patois calabrais, et alors là, je déclare forfait. L’italien de Victor-Emmanuel III, je m’en arrange, mais les dérivés de terroir, je t’en fais cadeau. Mon avis, c’est qu’elle lui prédit des calamités, la signora. Des désastres très funestes ! Elle prévoit le départ d’une grande mouscaille noire et profonde. Il aura de la merde pour cinq cent mille lires, Paolo ! De la vraie, toute fumante !