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Comme ces prédictions le font tarter, il lui enjoint de fermer sa sale gueule de rate malade et nous sortons.

— Donc, vous vous teniez ici ?

— Exactement, signor assureur.

— L’avion s’est posé sur votre droite et a roulé jusqu’à l’extrémité du terrain ?

— Comme je vous l’ai dit, dottore.

— Il a viré sur place, débarqué ses passagers et repris les airs ?

— Exactement, Excellence.

— Peu aptes, le bus s’est dégagé des buissons que l’on aperçoit tout là-bas, sur la droite ?

— Si.

— Il a chargé les six personnes et il est passé devant vous ?

— Si.

Je m’avance sur la piste.

— Ici ?

— A peu près, Excellence.

— Donc, à une quinzaine de mètres de vous. Vous avez une excellente vue. Faites un effort de mémoire pour me décrire ce que vous avez eu le temps de capter. Peut-être n’en êtes-vous pas conscient mais cela doit vous revenir, signor Paolo. Le bus passe ! JE SUIS LE BUS ! Regardez ! Remémorez-vous ! N’oubliez pas que ce sont des terroristes ! Des vies innocentes sont en jeu ! Le bus passe ! Bon, il est blanc. Le chauffeur vous fait un salut !

Le vieux a le menton qui tremblote. Ses paupières battent comme des stores vénitiens dans le vent.

— Il lui manque un doigt ! fait-il.

— Au chauffeur ?

— Oui, j’y ai pensé sur le moment. Il tenait sa main écartée pour me donner le bonjour et il n’avait pas le doigt du milieu.

— Bravo ! Sa gueule ?

— J’ai pas vu. Sans doute à cause du salut. Et s’il a salué, c’est pour cacher sa figure.

— Très bien. Quelqu’un d’autre, près de lui ?

— Personne.

— Les passagers ?

— Le bus avait des vitres teintées, je distinguais juste des silhouettes.

— La marque ?

— J’y connais rien.

— Rien n’était peint sur la carrosserie ?

— Non, mais y avait une étiquette sur la vitre de la porte arrière.

— Formidable. Quoi d’écrit, sur cette étiquette ?

— J’ai pas pu lire, et puis c’était tout de même trop loin.

— Couleur de l’étiquette ?

— Jaune.

— Rien d’autre ?

— Non.

— Des marques sur la carrosserie ? Traces d’accident, par exemple ?

— Non ; mais il me semble que le pare-chocs arrière était un peu tordu, j’ai pensé à une moustache redressée d’un côté.

— Eh bien, vous voyez, signor Paolo, que vous aviez plein de choses à me dire !

— Ben oui, admet le brave homme. Ben oui. Ça mérite un surplus de prime, non ?

Lui, il est petit, tout rond, très chauve, avec de grosses lunettes également rondes et chauves. Ses vêtements gris, bien coupés au départ, mais trop tendus à l’arrivée, lui donnent l’aspect d’un oiseau gavé, genre hibou qui aurait pris un « x » au pluriel et pension chez mon pote Guy Savoy. Il a des mains potelées dont un des auriculaires s’enorgueillit d’une chevalière mastarde. Son sourire est frangé d’or, signe intérieur de richesse ; et la pochette qui lui pend de la poitrine devait servir de parachute avant d’être vouée à cette sinécure. Après un temps d’ardente contemplation, je toque à sa porte vitrée.

Il est en train de téléphoner, mais cependant me crie d’entrer, ce que je.

Un bon moment, il poursuit sa conversation avec une certaine Julia qui voudrait changer sa Fiat Uno contre un cabriolet Mercedes, en lui laissant le soin de régler la différence de prix. Mon hôte n’a pas l’air chaud. La dame Julia se fait pressante, en bref, un accord se conclut sur la base suivante : le cabriolet Mercedes sera d’occasion, mais toutefois « presque neuf ». Dans cette eau cul rance, le presque constitue un refuge, pour l’homme, mais un terrain miné, pour la femme. Il calme les angoisses de cette dernière en alléguant que, de part sa situation, il est bien placé pour dénicher l’oiseau rare. Ces paroles sédatives lui valent la promesse d’une nuit d’amour somptueuse. Rasséréné, il raccroche.

Il a pour moi un sourire d’accueil d’une affabilité toute latine.

Je presse avec effusion sa main emmoitée par le combiné téléphonique.

Ça fait le troisième concessionnaire Hertz que je visite dans la Ville Eternelle ; mon exposé, je l’ai dûment mis au point, fignolé, concentré. Il me coule tout seul des cordes vocales, comme un flonflon bavarois d’une boîte à musique.

« Je suis officier de police français, détaché à la brigade internationale de répression contre le terrorisme. Est-ce que le 3 du mois dernier il aurait loué un minibus blanc aux vitres teintées et dont le pare-chocs arrière était légèrement tordu ? »

Dans le mille, Emile !

Ne me laisse pas terminer mon compliment, l’hibou repu.

Et comment qu’il a loué un minibus ! Qu’on ne lui en parle pas ! D’abord, c’était pas le 3, mais le 2, il se le rappelle parce que le 2, c’est son anniversaire et que lui-même a utilisé le minibus pour emmener des potes à lui déjeuner au Lido di Ostia. Quelqu’un l’a loué juste comme il en revenait. Il n’a pas eu le temps de le faire laver, tellement le client était pressé.

Musique ! Musique ! Musique ! Je regarde sa bouche jouisseuse dont la lèvre inférieure ressemble à une tuile romaine renversée. Cause, cause, mon ami ! Parle, parle ! Jacte, jacte ! Tu m’enveloures les trompes ! Ici se renoue le fil rompu avec mes chers aminches.

Le client pressé a souscrit aux formalités. Il avait une carte de crédit de l’American Express. Tout baignait.

Il a ramené la chignole le 3, en fin de journée. Et ce con de Benito qui était de garde, tu crois qu’il aurait examiné le véhicule ? Son cul ! Alors, le pare-chocs tordu, c’est pour les pieds de la maison ! Car c’est le loueur qui l’a esquinté. Chez Hertz, dis, on te confie des tires impecs, auxquelles ne manque pas un bouton de guêtre. Louer une charrette dont un pare-chocs serait tordu, mais il se ferait hara-kiri, M. Eugenio Bandoli ! Alors, suivez-moi, signor flic : premier point, réparation du pare-chocs ! Et second point, écoutez bien : la carte de l’American Express était volée. Le détenteur avait fait opposition. Y a donc litige !

J’endigue :

— Pouvez-vous me montrer le dossier que vous avez établi pour la location du minibus, monsieur Bandoli ?

Logiquement, il devrait se trouver entre les mains de la police romaine, mais des délits de ce genre, elle s’en torche le fion, la police romaine ! Faut qu’il y ait bain de sang pour qu’elle bouge son cul, la police romaine, aujourd’hui. A Rome, on ne porte plus plainte pour escroquerie, abus de confiance, vol qualifié, viol inqualifiable, meurtre en état de légitime défense… Tout cela appartient désormais au tout-venant de la vie quotidienne !

Tout en s’épanchant, il fouille dans un classeur métallique brun et prend le dossier 8.965 dont la chemise comporte le sigle jaune de la glorieuse maison.

— Tenez, signor poulet ! Bonne bourre, mais ça ne vous avancera à rien, car tout est bidon : le nom, l’addresse, le numéro de permis de conduire…

J’empare le document et note sur mon vieux carnet comme on n’en fabrique plus, à couvrante de moleskine noire et tranche jaune :

« Terry Star, 420 42e Rue W, NY. Permis de Conduire № 7-985 CD délivré à Sao Paulo, Brésil, le 6/8/69. »