— Tu es un amour, grand. Jamais je n’ai trouvé une lampe à souder aussi épatante. Tu m’enchantes !
Le bonheur le soulève de son siège kif le professeur Tournesol quand il brandit sa bouteille d’huile Fruidor à la télé.
Je lui tends une flûte de champ’.
— Tiens, joue-t’en un air !
On trinque, on boit, on réprime deux rots de salon et je soupire, la voix déjà extatique comme un qui se fait pomper la membrane par une pro médaillée d’or aux Jeux Olympiques :
— Vas-y, déballe ; mais doucement, mec. Fais durer le bonheur, cherche de beaux adjectifs, des adverbes rutilants ; j’ai envie de prendre mon fade en grand, je l’ai mérité.
— J’essaierai, commissaire…
— Tu devrais me tutoyer, Mathias, depuis le temps qu’on se pratique. (Tu vois : le Vieux fait tâche d’huile !)
— Oh ! non, pensez-vous ! Je n’oserais jamais. Et ça ne me ferait même pas plaisir : je préfère vous respecter. La familiarité détruirait quelque chose dans la vénération que je vous porte. Il ne faut pas toucher aux idoles.
— Dans le fond, t’as raison. Une fois descendues de leurs piédestaux, on s’aperçoit qu’elles ont un trou au cul. Vas-y, j’ouïs.
— Au reçu de vos renseignements, commissaire, je les ai mis sur ordinateur.
— Ta nouvelle marotte !
— Il ne s’agit pas d’une marotte, commissaire, mais de l’outil du jour ; et il est d’une importance capitale.
— Entre tes mains, c’est une baguette de fée !
Cette fois, il pourprit.
— Après une série de recherches, l’ordinateur m’a renvoyé à la C.I.A., ce qui ne m’a pas surpris car je flairais de l’Amérique là-dedans. Immédiatement, j’ai pris contact avec la C.I.A. et je lui ai transvasé ce que nous savions de l’homme. La réponse est tombée au bout de dix minutes, grâce, je suppose, à ce doigt manquant ; dans le signalement d’un individu, ça particularise bougrement. Votre type se nomme Edward Riley, fils d’un pasteur mormon américain et d’une Brésilienne. Il est entré en délinquance comme son père en religion. A seize ans il volait sa première voiture, à vingt il perpétrait son premier hold-up ; engagé dans les Marines, il en est ressorti avec le grade de sergent et un doigt en moins. Il a travaillé quelques mois comme vigile dans une firme d’automobiles, mais, profitant de sa situation, il a craqué le coffre dans le bureau de la direction où se trouvaient les plans d’un prototype et les a revendus au Japon. Arrêté, il a purgé une peine de cinq ans d’emprisonnement à Sing Sing. Par la suite, il a disparu un certain temps. On pense qu’il séjournait en Afrique et en Europe. Il est maintenant certain qu’il appartient à une organisation terroriste d’Extrême-Orient et participe à des opérations de grande envergure. Les services secrets américains mettent tout en aeuvre pour le « neutraliser » car ce type sait des trucs qui pourraient foutre le feu à la planète. Il serait même, selon une confidence de mon confrère et ami Art Mortison, classé « K » sur les fiches, ce qui veut dire qu’on doit le flinguer à vue si l’on est sûr de son identité. Bref, c’est un énorme client. Dans son milieu, il aurait pour pseudonyme Two and two (deux et deux), à cause de son médius manquant qui divise sa main en deux parties, pouce et index d’un côté, auriculaire et annulaire de l’autre. A noter qu’il met très fréquemment des gants dont le droit comporte une prothèse pour figurer son doigt absent.
Le Rouquemoute s’interrompt, à court de salive, et recharge ses muqueuses d’un coup de champagne.
— Voilà pour la biographie de l’homme. Je vous ai amené son portrait reçu par bélino.
Il tire de sa poche une enveloppe en kraft et sort un cliché représentant un gonzier, face et profil sur la même image photo anthropométrique.
Du patibulaire extrême ! La vraie gueule de forban. Le regard braqué sur le photographe poulet, guérirait les constipations chroniques les plus tenaces. Le nez est important, surtout de la base. Le regard fait songer aux bons vieux binocles de jadis. Il a les cheveux clairs et coupés court. Et moi qui sais lire une photo de criminel mieux que toi mes livres, je comprends clairement que l’homme est dangereux, que c’est un tueur de la pire espèce et, pire encore, qu’il doit jouir de la souffrance d’autrui comme un mélomane jouit du Requiem de Mozart.
Je dépose la photo du vilain sur la table basse d’où il continue de me toiser, l’horrible, comme pour me signifier qu’il compte bien me faire ma fête.
— A présent, reprend l’adorable Mathias, il me reste à vous donner de ses nouvelles.
Il mouille ! Je te parie qu’il mouille, le Rouget. Mets la main dans son Eminence, tu verras. Hein, que j’avais raison ? Tiens, voilà mon mouchoir, essuie-toi.
— Il va bien ? plaisanté-je.
— Pour l’instant, oui, mais ça risque de changer d’une seconde à l’autre, car les Ricains viennent de le cibler à Rome. Il se terrerait dans une villa de la Via Appia qui s’appelle « La Casseta ». Nos confrères d’Outre-Atlantique sont en planque depuis vingt-quatre heures avec la ferme intention de l’abîmer dès qu’il en fournira l’occasion…
Là, trêve des confiseurs et des compliments : San-Antonio se défauteuille d’un soubresaut.
— Vite ! il beugle, l’Impayable. Vite ! Viiiite ! Il faut intervenir avant qu’on me l’abatte !
TRIPACHE IX
— Je ne sais pas de qui vous parlez, monsieur. Il n’y a personne de ce nom-là à la maison ; je regrette.
Voix de femme, fluette, très jeune, roucoulante. La propriétaire de cet organe doit être une jouvencelle innocente.
Elle ne marque pas d’impatience ; seulement elle est persuadée que je fais erreur et veut m’en convaincre.
— Vous êtes bien la villa « La Casseta », sur la via Appia ?
— Si.
— Bon, alors écoutez-moi bien, mademoiselle…
— Pas mademoiselle : monsieur.
Allons bon, je tombe sur un gamin.
— Pardon, monsieur ! Ecoutez-moi, jeune homme…
— Pourquoi jeune homme ? J’ai trente-six ans.
Merde, il est castrat, mon terlocuteur, ou eunuque, ou follement pédoque pour se trimbaler une voix d’adolescente nubile.
— Pardonnez-moi, votre voix est tellement cristalline… Il faut que je parle coûte que coûte à Edward Riley, ou à Terry Star, c’est pareil. Ce que j’ai à lui dire est pour lui d’une importance vitale, je répète : vitale ! Ses jours sont en danger. Vous avez de quoi écrire, mon colonel ?
— Je ne suis pas colonel, rétorque la voix de vierge encéphalique.
— Mais avez-vous néanmoins de quoi écrire ?
— Ça se pourrait.
— Alors, par pitié, notez ce que je vais vous dire : Commissaire San-Antonio, de Paris. Hôtel Orifizio. Que Riley m’appelle immédiatement et surtout qu’il ne mette pas le nez dehors, sinon il est mort !
— Mais je vous dis que…
Je raccroche !
Voilà, c’est parti. J’ai balancé ma boutanche à la mer. Je visionne Mathias, affalé dans un fauteuil où une somnolence consécutive à notre troisième demie de champagne le guigne.
— Tu es bien certain du tuyau que t’a fourni ton pote de la C.I.A., Bébé Lune ? J’avais au bout du fil je ne sais quel hermaphrodite qui paraissait tomber des nues.
Il opine avec véhémence :
— Art Mortison est un homme sûr. Je l’ai connu à Stockholm où nous avons suivi ensemble des cours de police technique ; jamais il ne me confierait une fausse information. Il préférerait ne rien me dire.