— Nous allons bien voir, attendons.
Béru qui a plus de culture que je n’en laisse supposer, m’a toujours affirmé qu’il maîtrisait les maths et que le principe d’Archimerde et la racine pointcarrée n’avaient pas de secrets pour lui. Son concours me serait opportun et précieux pour calculer le laps de temps envisageable avant que le sieur Riley ne m’appelle. Je tente de faire sans lui. Trois minutes pour que l’eunuque le mette au courant de mon appel, trois autres pour que Riley le lui fasse répéter. Cinq minutes de délibération, éventuellement avec ses partenaires, voire même dix… Une minute pour chercher le téléphone de l’hôtel Orifizio dans l’annuaire. Quelques secondes pour composer le numéro et m’obtenir. Bon, arrondissons le tout à un quart d’heure. C’est long, un quart d’heure quand on est dans l’expectative, c’est interminable. On peut vivre une existence en quinze broquilles !
Appellera, appellera pas ?
Et puis d’abord, l’homme se trouve-t-il dans la villa en question ? Les supermen de la C.I.A. se carrent parfois le finger dans l’eye comme tout le monde.
Je reprends ma place, face au Rouquin. Nous avons un regard synchrone sur nos montres.
— Et s’il n’appelle pas ? demande mon zélé.
— Nous aviserons. Une enquête, ça se construit comme un mur : brique après brique. Je voulais toujours te demander un truc qui m’intrigue…
— Demandez, demandez, commissaire.
— Ta femme baise bien ?
Sa bouche, tu verrais ! L’entrée principale de l’Opéra un soir de gala !
— Mais, heu, je… Pourquoi cette question, commissaire ?
— Parce que je me demande ce qui peut induire un mec comme toi à faire dix-sept gosses à une femme comme elle. C’est royal, ou quoi, le coït avec ton épousâtre ?
— Eh bien… je crois que… que j’y prends un assez vif plaisir, commissaire.
— Tant mieux ! Ça me rassure ! Je suis tout content d’apprendre ça, Mathias. Elle te fait le coquelicot en folie ? La tartine de miel, le perroquet savant, l’étouffe-chrétien, le vibromasseur, la langue de velours, la pendule à l’heure, le vaporisateur chinois, l’amour puni, le décapsuleur d’ivoire, les salivaires en crue, le cromlech à dix doigts ?
Il se marre bossu. Et puis le téléphone carillonne. Je fulgure sur ma montre : quatre minutes ! Record battu.
— J’écoute ?
— C’est moi qui écoute ! répond une voix profonde qui, vachetement, contraste avec la première. Un accent yankee très marqué.
— Edward Riley ?
— Dites ce que vous avez à dire !
— Je suis le chef et l’ami des deux hommes qui accompagnaient les Japs, vous savez : le grand Noir et le gros rouge que vous êtes allé chercher en minibus sur l’ancien aérodrome de Reggio di Calabria.
Un silence pesant. Glacial.
— Vous m’avez entendu ?
— Dites ce que vous avez à dire, reprend l’imperturbable.
— Je veux retrouver mes deux bougres morts ou vifs ; pour cela je suis prêt à commettre une saloperie.
— C’est quoi, une saloperie ?
— Par exemple, quand on est flic, prévenir un gangster traqué que des mecs de la C.I.A. cernent sa maison avec pour mission de lui pulvériser la cervelle sitôt qu’il mettra le nez dehors.
Nouveau silence plus épais que le mur des Lamentations. Cette fois j’attends qu’il shoote puisque la balle est dans son camp. Faut être gentil !
— Bluff ! lâche le type.
— O.K., Riley. Bluff ! Alors emmenez-vous promener simplement au bout du jardin, moi je regarderai la suite à la télé, ce soir.
Mathias écoute avec ferveur. Tu dirais un collégien en train de déguster une émission nocturne de Canal Plus pendant que ses parents partouzent avec des amis.
Cette fois, je ne laisse pas chuter la converse. J’enchaîne :
— Comme on ne convainc jamais un incrédule sans preuve, je vous laisse le soin de faire vérifier ce que j’avance par un pote à vous pas trop con qui sait regarder à travers l’innocence des choses. Rappelez-moi quand votre siège sera fait, j’aurai alors une propose intelligente à vous communiquer, l’ami ! Ciao !
On se regarde, le Rouillé et moi.
— Voilà qui est rondement mené, me complimente-t-il. C’est ce qui me fascine chez vous, commissaire : la manière dont vous saisissez les situations délicates à bras-le-corps.
Je trouverais jamais ailleurs un inconditionnel comme l’Incendié. Sa ferveur est à la fois gênante et stimulante. Elle me donne l’impression de passer pour quelqu’un de bien sans que ce soit mérité.
Il ajoute, montrant un sac de voyage début de siècle, en cuir épais et fermoir de laiton :
— Vous savez qu’à tout hasard je me suis amené avec un tas de gadgets nouveaux qui, j’en suis convaincu, vous amuseront. J’ai pensé qu’ils pourraient servir…
— Montre un peu !
Et le voilà qui se met à déballer le contenu de son sac à malices avec des mines de joaillier montrant sa nouvelle collection.
Le biniou, un quart d’heure plus tard. La voix basse de Riley :
— Alors, cette proposition ?
— Vous avez compris que je ne bluffais pas ?
— Je vous demande ce que c’est que votre proposition !
Quel mauvais coucheur, ce gonzeman ! C’est pas du tout repos, espère ! Lui est-il arrivé de prononcer une fois dans sa chiotterie d’existence des paroles apaisantes ?
— Vous ne bougez pas de votre planque. Demain, sur le coup de dix heures, je me pointerai à la villa escorté d’un ami.
— Et alors ?
— Et alors, voilà ce que nous ferons…
La fourgonnette du service des Entreprises Electriques stoppa devant une grande bâtisse de la Via Appia. Deux hommes en descendirent, dont l’un était noir. Ils portaient des combinaisons de travail à rayures blanches et bleues et des casquettes plates à visière bleue. Le Noir coltinait une espèce de marmotte de cuir comme en trimbalent les pilotes de ligne aux escales. Ils pénétrèrent dans le demeure mais n’y séjournèrent qu’une dizaine de minutes. Ensuite ils remontèrent dans leur fourgonnette pour se rendre dans la maison suivante.
Ils visitèrent de la sorte trois propriétés avant de sonner à la villa « La Casseta ».
Une drôle de créature déponne. Avant qu’elle n’ouvre la bouche, je sais déjà qu’il s’agit de l’eunuque qui m’a répondu au bigophone la veille.
En effet, sa voix de petite fille en pleine mue demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce que tu sais, mon pote ! lui rétorqué-je.
Mes yeux tranquilles et insolents sont plantés dans ses prunelles de biche. L’être en question est obèse, soufflé, boursouflé, avec des cheveux blonds frisottés et des yeux tellement clairs qu’on ne distingue pratiquement pas l’iris du blanc.
La taule où nous venons de débouler, mon pote et moi, est délabrée, chichement meublée.
— Riley est prêt ? je demande, tandis que Mathias, transformé en nègre, se dépoile déjà de sa combine.
Un gars se pointe, venant d’une pièce voisine. Lui aussi est déguisé en négus. Il nous file un coup de périscope en chanfrein ; pas aimable. Ça lui suffit pour nous jauger. Il porte un jean, avec un parabellum glissé dans la ceinture, une chemise de toile à manches courtes. Sans un mot, il revêt la combinaison de Mathias.
Ensuite, il ordonne rudement :
— Par ici !
Et il pousse le rouquin dérouquinisé dans une pièce dont les volets sont clos. Un fauteuil a été préparé pour mon pote. Le brave Mathias y prend place, aussitôt le dénommé Riley fait jouer un double jeu de chaînes chargées d’entraver les bras et les jambes de mon compagnon.