— Merci tout de même, mon bon Latuile, t’es un pote ! Ça marche, les écritures ? comme disent nos chères concierges.
— En plein boum ! J’écris des choses passionnantes sur une nouvelle centrale nucléaire qui va être mise en activité en Alsace. Je suis maintenant aussi calé sur la question que l’était Openheimer. C’est joyeux comme sujet. A la dixième ligne de mon papier, les lecteurs commencent à bâiller ; mais faut en passer par là ; le dirlo de mon canard est le beauf du gazier qui va diriger ce bidule. Il me brise les roustons avec son usine à merde. Y a eu un cafouillage monstre voici deux mois qui a retardé la mise en exploitation de la centrale. Tous nos confrères ont hurlé. « Achtung ! », danger ! On a prédit un Tchernobyl 2. Alors, because le cher beau-frère, je ponds dans l’apaisant, le rassurant. Tout va très bien, madame la marquise. Cette centrale est aussi inoffensive que si l’on y fabriquait des guidons de vélos. Ça baigne. J’euphorise…
Il jacte, jacte. Un disert ! Même quand ça le rase, il adore parler de ce qu’il pond, mon pote. J’écoute un bout, par politesse. Le persuade que, contrairement à ce qu’il craint, le public est très attentif aux choses de la fission. Comme tous les plumitifs, il a besoin qu’on valorise sa déconne, Latuile. Le coup des pets dans l’eau, ils détestent, mes confrères de la presse. Ils veulent faire avancer le schmilblick à tout prix avec leurs tartines de faux mages frais.
Je profite de ce qu’il reprend sa respirance pour lui redire merci, qu’à bientôt, on ira claper une andouillette marchand de vin dans un nouveau restau bourguignon que j’ai retapissé dans le 13e.
La brasserie du coin est en réalité une pizzeria folklorique où tu passerais tes vacances, tant tellement l’existence y sent bon et y règnent les joies simples du quotidien bien toléré. Ça crie, ça rit, ça briffe comme dans une cour de récréation à la maternelle.
Le loufiat est un minuscule bonhomme brun, avec une moustache à la Craque Cable[15]. Je lui demande un verre de Barollo et des nouvelles d’un rouquin cornaquant une luronne en chemisier vert pommes[16]. Il me répond qu’oui, ils sont venus, mais sont repartis presque immédiatement, en se tenant par la taille et se roulant des pelles à tarte larges comme ça.
Mathias aurait-il, sous l’effet chavireur du coup de foudre, poussé ses avantages ?
Le vin est un peu tiédasse (la boutanche se trouvant trop près du four à pizzérer) ; dommage, car il a un petit goût de géranium séché et de poivre pas désagréable.
Malgré cette douce euphorie ambiante, malgré ce pétillement de Rome et cette réconfortante odeur de pâte cuite, de tomates et d’anchois, je dérape dans mon problème. C’est comme une grosse vague qui s’amènerait, du fond de l’horizon, haute et grise, déferlante, pour submerger ma paix du cœur.
Béru, Blanc, la marquise… La pauvre vieille ! Tiens, je n’y pensais plus. Pourtant, elle vogue sur la même galère que mes gars, la bonne salope. A moins que les Asiates ne l’aient « neutralisée » depuis deux mois, manière de supprimer une bouche superflue ?
Ce qui me la remet en tronche, la vieillâtre, c’est la réflexion de Latuile, tout à l’heure, disant à propos de la centrale nucléaire qu’il est chargé de promouvoir que « tout va très bien, madame la marquise ! »
Eh bien non, tu vois : « Tout va très mal, madame la marquise ! ». Mais alors très très mal !
Un quart d’heure s’écoule et Malborough ne revient pas d’en guerre. Tu crois sérieusement qu’il est allé se l’emplâtrer vite fait entre deux portes, sa signorina ?
Moi, impitoyablement, je recommence l’éternel récapitulatif des pénibles événements. Le Gros surveillant les Japs à l’Institut Rotberg. Ceux-ci bâfrant comme des ogres pour arriver à peser 255 kilogrammes. La bombe à la Grande Cabane, perturbant Achille jusqu’à la moelle, mais l’astucieux Tantonio était là pour le thérapeuter de première. J’aurais dû faire psychiatre, au fond. L’âme humaine, les fantasmes, refoulements et autres déviations, comment que j’aurais jonglé avec ! Je serais devenu un docteur miracle, je pressens. Les vocations, faut jamais leur faire de pied de nez, que tu t’en repens trop par la suite. Te reste plus que l’évocation. Et ça, c’est cuisant !
Les Japs quittent l’institut, gavés, ayant atteint le poids exigé. Et puis, rien ne se passe. Ils me sèment comme un malpropre et s’évaporent. Deux mois plus tard, j’apprends par ma petite péteuse britiche qu’ils s’étaient posés en Calabre. J’y cours. Trouve la piste d’un truand ricain qui les a coltinés de Reggio di Calabria à Roma. Mets la menotte sur ce puissant malfrat, pile au moment que des agents de la C.I.A. rancuneux s’apprêtent à le flinguer.
Question : Pourquoi Riley a-t-il passé tout ce temps à Rome ?
Réponse : Je l’ignore.
Question : Qui est venu récupérer son pote l’eunuque dans notre bungalow de la plage ?
Réponse : J’en sais foutre rien !
Question : Quel attentat est prévu pour demain, et où ?
Réponse : Je te le demande !
Question : Où sont mes deux flicards ?
Réponse : Je paierais chérot pour qu’on me le dise…
J’ai un mouvement d’humeur à mon encontre, de me trouver si démuni et si stérile.
— Pauvre con ! m’invective-je.
J’ai dû lancer ça à intelligible voix car le petit loufiat moustachu qui passait s’arrête et me demande en français :
— Vous me parlez, monsieur ?
— Non, je soliloquais.
— Alors vous n’êtes pas tendre avec vous-même ! qu’il rigole, ce foutriquet qui pige ma langue maternelle.
Et ça me biche comme un malaise. Je me dresse, la main crispée sur mon plastron de liquette. Crise cardiaque. Non : idée de génie.
— Vous avez le téléphone ? Je voudrais appeler Paris ! crié-je au serveur.
— La poste est à deux pas, signore !
C’est vrai, j’avais oublié ! Je m’élance, lui au fion parce que je pars sans avoir carmé mon écot. Celui (d’écho) de sa voix me titille les trompes :
— Pas si vite, signore !
— Je reviens tout de suite !
— Payez-moi d’abord, ça ne vous empêchera pas de le faire ensuite !
Je m’exécute, ce qui est toujours plus confortable que de se faire exécuter par quelqu’un d’autre.
Latuile ? Il vient de partir, rendez-vous en province.
— Je crois savoir qu’il a une collaboratrice, en désespoirdecausé-je.
— Oui : moi.
— Alors c’est vous Titine, le petit lutin déluré avec qui on a pris un pot au Verre à soie un jour ?
Je la renouche encore, la môme : un petit trottin haut comme ma bite, au sourire fripon, coiffé à l’ananas. Je me la serais bien fait tourniquer au sommet du mont pelé, un aprème, embrochée façon girouette, manière de la transformer en derviche tourneuse.
Ces petits sujets, c’est souvent amusant tout plein. Tu les astiques en les tenant par la taille et t’as le sentiment coupable de te faire une savonneuse. Elle aurait été partante, j’ai senti. Mais j’ai le culte de l’amitié et faut vraiment que la rombière d’un pote soye irrésistible pour que je commette le péché mortel de l’embroquer.
— Ici le commissaire San-Antonio, déclenché je.
— Non ! Je pensais bien reconnaître cette voix admirable ! Raymond m’a dit que vous aviez pas mal bavardé ensemble, ce matin ?
16
Je mets un « s » à pomme parce que celles de la gonzesse sont à l’intérieur dudit chemisier.