— J’ai des problèmes qu’il n’a pas pu m’aider à résoudre.
— Et vous pensez que moi je pourrais ?
— On va toujours essayer. Il m’a dit qu’il tartinait dans l’atome, présentement ?
— Il en prend des cheveux blancs ! Heureusement, c’est la fin de ses angoisses car la fameuse centrale ouvre demain.
Et moi, en écho, comme quand tu chantes Ramuntcho aux gens du troisième âge :
— Demain ?
— On dirait que ça vous souffle ?
— Plutôt ! J’ai demandé à ce con si quelque chose d’important était prévu en France demain, et après de savantes recherches, il m’a répondu par la négative.
— Vous savez pourquoi, commissaire ? Parce qu’il est trop au cœur de ça. Elle lui flanque la gerbe et le tournis, la centrale atomique de Fleisch-Barbaque. Il en connaît davantage sur elle que sur moi !
Je ricane doucement. Eux deux, ça touche à sa fin, depuis des années qu’ils s’en paient… La lassitude des passions trop longues. Si Roméo et Juliette s’étaient marida, le jour serait venu où ils allaient se virguler le service de Sèvres de leur liste de mariage à la frite !
— Donc, elle commence à turbiner demain la vilaine turbine ?
— Il est parti pour couvrir l’événement. Il voulait m’emmener, ce veau ! Vous m’imaginez à grelotter de froid devant un tas de ciment ?
— Elle devrait être opérationnelle depuis deux mois, paraît-il ?
— Oui, mais au dernier moment, ils ont repéré un os dans le circuit d’eau pressurisée, ce qui les a contraints à des travaux supplémentaires.
— C’est important, cette boutique ?
— Selon les articles que j’ai dû taper pour ce vieux schnock, ça va être la première d’Europe.
— Y aura pas d’officiels pour couper un ruban quelconque ?
— Cela devait être le cas, y a deux mois : le président en personne était prévu, on a dû le décommander alors qu’il était sur le point de décoller. Cette fois, il s’est récusé, crainte de passer pour un navet s’il y avait récidive. Je pense qu’ils vont faire ça gentiment avec un préfet et des notables du cru.
— Un dernier mot, mignonne : si quelqu’un sabotait le lancement de cette centrale, cela s’appellerait comment ?
Elle interloque, la mousmé de Latuile :
— Ben… un attentat, non ?
Ça s’irradie (au beurre) dans ma splendide tête bourrée de projets vicieux. Un chant d’allégresse (végétale) me monte aux cordes vocales.
— Titine ! m’écrié-je, Titine, tu es sublime ! Je t’embrasse.
Et elle pas froid aux châsses, tu veux que je te répète ce qu’elle impertine ?
— Où ? elle me demande.
Osé, non ?
— Où tu sais, réponds-je.
CHAPITRE X
Parfois, la langue française me laisse à court. A court de qualificatifs.
Je te prends l’exemple : « Un fonctionnaire des Finances est une bête de somme. » Je ne dispose que d’un somme (avec deux « m ») pour exprimer trois actions très différentes. Soit ce fonctionnaire est bête de somme parce qu’il travaille beaucoup, soit il est bête de somme parce qu’il traite d’argent, soit encore il est bête de somme parce qu’il passe son temps à roupiller. J’ai trois « somme », en somme, mais avec la même orthographe et sans nuance phonétique, pour traduire des idées dont deux sont totalement contradictoires…
— Vous semblez préoccupé, commissaire ? remarque Mathias.
— Je fais semblant, réponds-je.
Il soupire et reprend la main de sa chère Rafaella, laquelle est de l’équipée, à la demande expresse du rouquin pris dans les rets d’un amour aussi envahissant que spontané.
Je l’ai retrouvé à la petite pizzeria que tu sais, le polisson, la gueule constellée du sceau incarnat que composent les lèvres de sa conquête. Tamponné, surtamponné de baisers gluants, comme le sont certaines lettres à l’adresse indécise que la bonne volonté des postes a beaucoup fait voyager.
La Rafaella, elle fait manucure, à Roma. Mais hélas, le chômedu sévit et voilà trois mois qu’elle ne marne plus. Donc, elle est libre. Mathias l’ayant vergée de première, la fille s’est entichée de lui.
Il m’a dit, penaud, en grignotant une pizza Napoli, en hommage à sa belle :
— Si je payais son voyage, vous verriez un inconvénient à ce que je la ramène à Paris, commissaire ?
— Et ta bergère, grand ? objecté-je.
— Je la logerai dans un petit hôtel, pas loin de chez nous, ce qui me permettrait de la voir plusieurs fois par jour…
— Que fera-t-elle, le reste du temps, ta clandestine ?
Il n’a pas osé répondre égoïstement « elle m’attendra », mais c’est cela qu’il pense dans sa Ford intérieure Sierra.
— Elle visitera Paris.
— Les doubles foyers, tu sais, Rouillé, y a que chez Lissac que ça fonctionne bien.
— Il n’est pas question de foyer avec elle mais… d’évasion.
Son siège était fait. Vu que ça se passait à Rome, je dirais même son saint siège. Un gars qui brûle de faire une connerie, plus tu cherches à le dissuader, plus vite il plonge dans les merderies. Il échafaude tout beau. Il garnit son futur de rose ; mais le rose, c’est pour les layettes des bébés femelles. Nous autres les cons adultes, on ne trouve du rose que dans certains couchants d’été. Et ça dure le temps que le mahomed plonge sur les Amériques.
— Fais comme tu veux, mais je te préviens qu’on rentre par l’Alsace.
— Je sais.
— Note que je peux me passer de toi. Va installer ta grande sauteuse à l’hôtel Mon Bijou de ton quartier.
— Oh ! commissaire.
Et la rebiffe lui est venue. Y a que l’amour pour donner du culot aux faibles.
— Je m’attendais à plus de compréhension de votre part : un homme à femmes tel que vous…
— T’as raison, pardon pour mon prêche ; d’ac, on embarque ta plantureuse.
— Vous la trouvez grosse ?
— Non : dodue. Juste comme on les aime. C’était bien, les manœuvres d’automne ? T’as pu la driver sans escales jusqu’au septième ciel ?
Il a rengorgé :
— Ben, il faut croire, non ?
Et bon, nous sommes dans le Rome-Genève. Une plombe et demie de voyage. Une fois à Cointrin, je loue une bagnole dédouanée France et en route pour la vaillante Alsace si chère à nos cœurs.
Faut lui reconnaître une chose (pas à l’Alsace, mais à Rafaella) : malgré sa mise et son maquillage tapageurs, elle est plutôt réservée. Elle jacte peu pour une Ritale du sud. Son seul inconvénient, mais d’importance pour un délicat de mon espèce : elle patchoulise vachement ! J’ignore dans quel bazar de la banlieue napolitaine elle est allée se le pêcher, son parfum, toujours est-il qu’il balance de pleins conteneurs d’effluves sauvages, very angoissants. Renifler ça pendant trois plombes, ça risque de me dégoupiller les sinus ! En loucedé, je baisse ma vitre. Et puis la nuit tombe et je me mets à penser à autre chose.
Il est tard quand on se pointe à Fleisch-Barbaque, car on s’est arrêtés à Mulhouse pour une choucroute. En guise de dessert, les amoureux sont allés limer dans la bagnole remisée sur le parking obscur du restaurif, tandis que je me clapais mélancoliquement une poire Belle-Hélène. Moi, faire tapisserie pendant que les aminches s’expédient dans les azurs, franchement, c’est pas dans mes emplois. Généralement, ce sont les autres qui font le pied de grue pendant que je m’essore l’intime.
Je leur laisse vingt minutes de folie, qu’après quoi je les rejoins. Mais y a du trèpe autour de ma Renault 25 : des Luxembourgeois en route pour chez eux que les secousses de ma tire à l’arrêt ont alertés et qui visionnent de l’incroyable, bouche bée.