— Circulez, y a rien à voir ! leur crie-je en m’avançant. Le père, un grand zigmuche germanisant s’exclame :
— Eh ben ! si vous trouvez qu’il y a rien à voir, c’est que vous tenez une sex-shop ! Non mais, venez constater la manière qu’ils se tiennent, les deux ! J’ignorais que le siège avant de la R 25 se rabattait à ce point ! C’est de la voiture, ça au moins ! Et c’est fiable ?
— Davantage qu’un chronomètre japonais.
— Et les amortisseurs ont l’air souples, hein ?
— La preuve ! Il se démène, mon copain, non ? Et voyez comme la voiture encaisse ses coups de bite sans panique.
La dame du Luxembourgeois dit :
— Aloïs, on devrait acheter une Renault 25, ouais… Riton ! ajoute-t-elle pour son petit garçon, ne bouscule pas ta sueur, elle a le droit de regarder, elle aussi, tu lui prends toute la place. Tu devrais aller regarder depuis l’autre côté, Jeanne-Marie, tu serais moins gênée.
Elle se tourne vers moi.
— J’ai pas encore pu me rendre compte s’il a un bel outil, votre ami. Il lui met tout, vous comprenez.
— C’est dans son style, chère madame : il ne laisse jamais rien perdre.
— Il a raison. Tu vois, Aloïs, toi qui me fais des fois juste pour dire, en flânant, niquer de cette manière, c’est plus avantageux pour la dame. Elle paraît contente. En quelle langue est-ce qu’elle crie, monsieur ?
— En patois napolitain, renseigné-je.
— C’est harmonieux comme dialecte, tu ne trouves pas, Aloïs ? Riton ! Mais, mais ! Tu ne vas pas te masturber contre la carrosserie de monsieur, petit dégoûtant ! Faut l’excuser, monsieur, à son âge, on est sans gêne !
Tu vois, c’t’un book où je te dis bien tout. J’écris au ralenti, que t’apprécies à fond. Les scènes muettes, les scènes parlées, mes réflexions, tout est minutieusement narré, consigné. J’ai choisi cette formule en démarrant. Je me suis dit : « Antonio, mon grand gland, çui-là, tu vas le mignoter comme une tapisserie d’Aubusson. Le tisser brin à brin. Faire part de toutes tes démarches physiques autant qu’intellectuelles à messire ton lecteur bien-aimé. Tu le houspilles fréquemment, le chéri, mais côté marchandise livrée, là, tu le respectes. T’es honnête, Tonio. Foncièrement. Un pégreleux qui va prendre sur son mois pour t’emporter at home, faut qu’il en ait pour son blé, que sinon tu te cracherais à la gueule en t’apercevant dans tout ce qui brille : les vitrines, les chromes des bagnoles, l’intelligence à M. Pasqua, le crâne du cher Edgar Faure… L’intégrité, c’est congénital, héréditaire. »
Ainsi donc, je suis là à te mignarder un San-A hautement fouillé. Je passe rien : les Luxembourgeois regardent brosser Mathias et sa Napolitaine avec leur môme qui, pour lors, se tape un rassis, le chérubin. Les sens, même dans le grand-duché, ça vous biche de bonne heure. On dit que le con sert tôt en sol mineur, mais la bitoune aussi.
D’aucuns, d’autroudaucunes gazeraient, plongeraient déjà dans Fleisch-Barbaque à la recherche de mes équipiers, t’éviter de languir. Bibi, non ! Il va son train. Travail soigné. L’œuvre, quoi, que te dire de mieux ? De plus éloquent : l’œuvre ! A oublier illico après décès. Et puis, dans cinquante, cent piges, un malin en train de dératiser son grenier y découvre devine quoi ? Un Sana jauni, moisi, loqueteux. Tiens, quézaco ? Le saisit, le lit. Mais vous savez qu’il y avait quéque chose, dans ce temps-là du cercle dernier : un ton !
Le dératiseur, je l’imagine proche des milieux éditoriaux. Il court porter sa trouvaille au Gallimouille, Lafronde, Latresse du temps. « Qu’est-ce vous pensez-t-il de ce polar, monseigneur ? » Le pressenti prendra connaissance, puis fera la moue (pas l’amour, ils auront plus le temps, on se perpétuera par insémination artificielle).
« Pas suffisamment de sexe, trop intellectuel, style trop ampoulé, on dirait du Marcel Proust au ralenti ! Faut faire récrire fond en comble, le grand ménage ! Ensuite l’injecter dans l’ordinateur, minitoche baveux, fouignozoff ascendant, canal démiurgique ! Et puis changer le nom de l’auteur. San-Antonio, ça veut dire quoi ? Puisqu’il est dans le dolmen public, on peut tout se permettre. Qu’est-ce que vous diriez-t-il de « X-Gamma 23 » ? Ça vous a une autre allure, non ? Pourquoi 23 ? Ben, parce qu’on est le 23, cette bonne connerie ! »
Je le renifle des décennies à l’avance, mon devenir littéreux. Mais moi, je préférerais que mes books pourissent en même temps que moi, voire qu’on les autodafe, ou bien les retransforme en pâte à papier de qualité inférieure. Faf à cul, si je pouvais choisir. La boucle serait bouclée. Mon cycle de l’azote accompli impec. Mon œuvre enfin installée à la place où certains la mettent déjà : dans des chiottes, ces hauts lieux du recueillement !
N’empêche que nous voilà à Fleisch-Barbaque, une contrée riante au temps de Jésus-Christ, située quelque part entre Colmar et Caen. Le site est vallonné, ce qui masque l’océan pourtant distant d’à peine six cents kilomètres à vol d’oiseau.
T’imagines l’église, clocher à bulle, avec le cimetière autour, croix de bois, croix de fer, si je meurs, je veux qu’on m’enterre ! Une grosse fontaine pissant l’eau sur quatre faces, signe indicible d’abondance. Quoi de plus rassurant, de plus confortable que de l’eau au débit incessant ? Et puis une vingtaine de maisons sages, comme dit Trénet, style alsaco : colombages, ample toit, fenêtres à petits carreaux, etc. C’est pas le catalogue Bouygues que je te récite, après tout.
Une albergo, face à la fontaine. Des panneaux indicateurs nous flèchent « Centre Atomique de Fleisch-Barbaque ». On suit. Après le premier virage de la route, une espèce de large vallée et le centre s’érige là, entouré de murs en fibrociment surmontés de barbelés électrifiés. Des postes de garde intérieurs avec des vigiles en uniforme et puis, à l’extérieur, un petit village préfabriqué, que tu prendrais pour un jouet hollandais, avec des murs ocre, des toits rouge et vif, et déjà des pelouses vert billard. Bâti à l’américaine. Toutes les crèches se ressemblent, ce qui te fournit un bon prétexte, si t’es pris à embroquer l’épouse du voisin : tu mets ça sur le compte du mimétisme qui t’a abusé ; le mari comprend, t’excuse et te paie un verre.
Nous faisons le tour complet de la glomération (car glomération est féminin, contrairement à ce que pensent certains) sans renoucher la moindre anomalie à promiscuité de la chose. Le bordel de la centrale proprement dite est terrible : c’est énorme, c’est gigantesque, haut, massif, menaçant. Faut être con ou homme pour oser affubler notre pauvre planète de semblables verrues. Quéque chose qui ne tourne plus rond dans leurs grosses tronches ! La Terre, franchement, je me demande comment elle tolère encore ! Tout ce qu’ils sont allés lui arracher des entrailles, cette brave bête ! Ils l’évident pour pouvoir faire les zozos pardessus ! Tu visionnerais cette masse de béton, la chiasse tropicale te bicherait ! Ça fait peur. Un jour viendra bien que ça foirera, tout ce chenil. Tchernobyl, tu crois que ça leur aura servi d’avertissement ? Fume, fume, fume ! Ils s’en tamponnent. Ils ont l’instinct de mort, tous, étant mortels.
Et puis, je vais te dire, ce qu’il y a de pathétique, ces nœuds vibrants, dans leur micmac : c’est les gentilles et mignonnettes maisons qu’ils se sont arrangées autour du gros chaudron infernal. Aux rives de l’enfer, les crèches, les crèches Sam’ Suffit ! Livinge danois, télé-vidéo ! Ça surtout ! Pas rater Drucker à aucun prix, depuis leur usine à vérole ! Ils copulent sur le volcan, les empafés ! Raniment du congelé dans leurs fours à micro-ondes ; visionnent Colombo-les-deux-éclisses, préparent leurs vacances au club.