Quand j’atteins cent soixante-quatre secondes, un ronflement retentit. C’est la jeep, tous feux éteints, que Grantognon Lucien apporte jusqu’à l’entrée de la masure, l’auvent la protégeant des éventuels tirs plongeants. Il a piloté cette chignole comme il a mené sa course pour l’aller chercher : en louvoyant à l’extrême.
Lucien en saute et se plaque au mur. Il tient le parlophone devant sa bouche.
— Ecoutez-moi bien, bande d’enfoirés de mes deux ! Ici les services de sécurité de la centrale atomique de Fleisch-Barbaque. C’est le chef suprême qui vous cause. Vous êtes cernés et des renforts de gendarmerie vont arriver. Je vous conseille de vous rendre car c’est râpé pour vous ! Si vous ne vous rendez pas, j’arrose ma jeep d’essence et la lance en flammes contre cette putain de bicoque. Vous cramerez comme du bois sec, et ça m’amusera beaucoup car j’adore l’odeur des couilles grillées. Je vous accorde dix secondes pour vous décider. Un, deux, trois, quatre, cinq et cinq qui font dix ! Terminé !
Moi, depuis un moment, je suis simple spectateur. Toujours crachant, toussant et égrotant, j’assiste aux prouesses de Grantognon avec intérêt. C’est un vrai chicorneur de naissance, le bougre ! Cette fois, ses hommes ne songent plus à le provoquer. Il les a domptés et la prochaine fois, ils accepteront peut-être de crever sur son ordre.
Rapide, précis, Grantognon dégage le jerricane d’essence fixé à l’arrière de la jeep. Il va mettre sa menace à exécution.
Je lui biche le poignet au moment où il ouvre le bouchon du récipient.
— Hé ! pas de blague, chef ! lui chuchoté-je. Il n’y a pas que des terroristes dans cette maison ; des innocents s’y trouvent également, dont l’un est mon meilleur ami !
Je vois luire son regard enfolé par l’action. C’est une mèche allumée, Grantognon, il va exploser.
— Rien à branler de votre pékin, hurle-t-il. Je veux leur peau ! Et si ça se trouve, ils l’ont déjà refroidi. Déjà le négro paraît plus très vivant ! J’ai vu des rats crevés beaucoup plus frétillants que ce gorille !
Il arrose son véhicule avec le contenu du jerricane.
Alors moi, que veux-tu : Béru avant tout, non ? Le crochet que je lui place à l’extrémité du menton coucherait la colonne Vendôme.
Grantognon, malgré son entraînement, n’a pas davantage de résistance que la colonne Vendôme, autant peut-être, mais pas plus ! Il s’écroule drôlement, sans lâcher son bidon, le dos appuyé à la maison.
A la maison d’où, sans crier gare, sortent trois personnages dont les mains sont nouées derrière (ou devant, après tout ?) la nuque.
Ils nous prennent de court, franchement. Des forbans de cette qualité, tu leur cries de se rendre, pas une seconde tu t’attends à ce qu’ils obtempèrent. Tu agis par routine, parce que le droit, nani nanère. Mais les voir débouler, à la queue lolotte, c’est sidérant. Et d’autant plus impressionnant qu’ils portent un masque pour se protéger des gaz mesquins qu’ils répandent.
Le premier vient droit à moi.
— Hello, commissaire ! il me lance à travers son groin artificiel.
Il a l’accent anglais, ou qui sait, allemand ? Voire américain, peut-être ?
Je lui arrache son masque. Le visage qui m’apparaît alors dans la pénombre n’est pas antipathique. Traits énergiques, regard d’acier, peau brunie par une hérédité ibérico-machin.
Moi, un sacré bouillonnement s’opère dans ma pensarde. Le gros tumulte des cellules ! La matière grise portée à ébullition. Mon intelligence emballée. Une cataracte d’images. Un déferlement de pensées ! Pêle-mêle, mais, mon sub, extraordinaire d’efficacité, replace chaque idée dans son contexte, comme on dit volontiers de nos jours (où l’on dit tant de conneries inutiles, sentencieuses, techniques et foiridondantes).
Ce qui me donne l’ouverture, c’est la présence de celui que j’ai baptisé « l’Eunuque H. Il est la clé de voûte de mes déductions. Je pense : Rome, les agents de la C.I.A. traquaient Riley à la villa « La Casseta ». Ils avaient pour mission de l’abattre coûte que coûte et ils y sont parvenus à mes nez et barbe. Seulement, ils s’intéressaient également au sort de mon pote. Pendant que nous opérions une opération d’intimidation (qui devait mal tourner pour Riley) à la villa, l’un d’eux qui nous avait filochés, est entré dans le bungalow d’Ostie et a récupéré le poussah immonde, comme nous l’avions envisagé.
Par la suite, ils l’ont fait parler et l’affreux castrat qui en savait plus long que je ne le supposais, les a guidés jusqu’à Fleisch-Barbaque. Quel grand con fus-je de ne pas l’avoir interrogé moi-même quand je me suis heurté au mutisme du truand ! Je me serais épargné bien des affres, des errements, des questions et des transes. Et j’aurais épargné sans doute, de surcroît, la vie de Riley ; encore que je ne le pleure pas démesurément.
— Bonté divine ! m’écrié-je en anglais bienséant, ne seriez-vous pas les gars de la C.I.A. en provenance de Rome ?
— Exact, commissaire !
Les deux autres se démasquent à leur tour. Les hommes de Grantognon sont béats devant la tournure des événements. Voilà trente broquillettes à peine, c’était Verdun, Fort Chabrol, El-Alamein dans la fermette de la mère Gertrude. Et voilà qu’on se met à copiner, les investisseurs et moi !
Grantognon, qui récupère, dégaine sa rapière des nuits de gala et bieurle comme cent gorets égorgés, comme quoi il va descendre tout ça ! Transformer ces salopards en passoire, harmonica, gruyère, vieux contrat de mariage, chaussettes de cantonnier, et autres objets comportant une foultitude de trous.
Avant qu’il n’ait pu dégager son flingue, je le rectifie d’un shoot puissant, encore au menton. Mais cette fois, ça craque comme un ponton du génie sous le passage des chars lourds. Il ferme sa foutue gueule d’incomplet cérébral et nous laisse converser.
Le chef du commando de la C.I.A. se nomme Henrique Buenodias. Il…
J’interromps ses confidences :
— Momente, Henrique ! Qui se trouve encore à l’intérieur de cette bicoque ?
— Une vieille gonzesse, trois gros types dont deux sont asiatiques, et un ingénieur bulgare fiché chez nous, car il est l’un des cerveaux de l’organisation terroriste du Figne-Dé, l’une des plus agissantes du monde.
— Le gaz que vous avez employé est mortel ?
— Une trop longue et trop forte inhalation n’est pas à conseiller, avoue-t-il.
— Putain, remettez vos masques et foncez me chercher le gros type qui n’est pas jap ! S’il est clamsé, je ne vous le pardonnerai jamais ! Vous devez bien posséder un antidote en cas de pépin, organisés comme vous l’êtes ?
— En effet !
— Grouillez-vous, et pendant que vous y serez, évacuez également la grand-mère ! Elle peut encore servir. Quand ça ne baise plus, ça tricote, ces vieux machins-là !
MISE A JOUR
Le nouveau planton du Vieux, c’est pile le contraire du regretté Poilala. Pas corsico le moindre, plutôt tourangeau. Jeune, gras, rose, empoté de partout, empâté d’ailleurs, bègue de trop de timidité, le cheveu plat avec raie basse sur le côté (lequel ? j’ai pas remarqué). Le regard clair des cons gentils, les lèvres charnues des cons bouffeurs, les mains potelées des cons malbaisants. Cela dit, impec dans sa tenue. Amidonné, brossé, cravaté, une odeur d’after shave tenace parce que de mauvaise qualité, il a un tic que je retapisse d’emblée : il se gratte les claouis en t’écoutant et le trou du cul en te parlant (autres manifestations d’une hypertimidité congénitale).
En m’apercevant, il se dresse derrière son burlingue et me militairement salue. Tiens, il a déjà du bide. Son boulot sédentaire ne va pas arranger sa ligne.