Mélanie avait dormi tard. Il remarqua que, malgré ses paupières encore gonflées, son visage rayonnait. Ses traits étaient détendus après cette bonne nuit de repos et sa peau avait un joli teint rosi par le soleil et la journée en plein air. Il décida de ne rien lui dire pour Bernadette. Pourquoi lui faire part de cette conversation ? C’était inutile. Cela la chagrinerait elle aussi.
Elle prenait son petit déjeuner en silence pendant que lui lisait le journal local en buvant son café. Le temps va se maintenir, annonça-t-il. Elle sourit. Une fois encore, il se demanda si cette escapade était une bonne idée. N’était-ce pas malsain de ramener le passé dans le présent ? Et particulièrement leur passé ?
— J’ai dormi comme un loir, dit-elle en reposant sa serviette. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Et toi ?
— Très bien dormi, merci.
C’était un mensonge. Il ne voulait pas lui avouer qu’il avait passé la nuit à réfléchir à leur dernier été ici. Qu’il avait eu beau s’efforcer de garder les paupières closes, les images étaient là, toutes les images du passé, désespérément accrochées à ses yeux.
Une jeune femme et son petit garçon entrèrent dans la salle et vinrent s’asseoir à une table voisine.
Un enfant à la voix geignarde et aiguë, entièrement imperméable aux remontrances de sa mère.
— Tu dois être content que les tiens aient dépassé cet âge-là, non ? murmura Mélanie.
Il haussa les sourcils.
— Pour tout te dire, en ce moment, j’ai la sensation que mes enfants sont de parfaits étrangers !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ils ont leur vie désormais, une vie dont je ne sais rien. Les week-ends où ils sont avec moi, ils se plantent devant leur ordinateur ou la télé, quand ils ne passent pas des heures à envoyer des SMS à Dieu sait qui.
— J’ai du mal à te croire.
— Et pourtant, c’est la vérité. On se croise à l’heure des repas, qu’on prend dans un silence de mort. Il arrive même que Margaux vienne à table avec son iPod dans les oreilles. Heureusement, Lucas n’en est pas encore là ! Mais ça ne saurait tarder.
Mélanie le dévisagea, éberluée.
— Mais pourquoi tu ne lui demandes pas de l’enlever, son iPod ? Pourquoi tu n’obliges pas tes enfants à avoir la politesse de te parler ?
Il la regarda. Que pouvait-il bien lui dire ? Qu’est-ce qu’elle connaissait aux enfants, et aux adolescents en particulier ? Qu’est-ce qu’elle savait de leur mutisme, de leurs colères, de la rage qui bouillonnait en eux ? Comment pouvait-il lui expliquer qu’il sentait si crûment leur mépris qu’il abandonnait jusqu’à l’idée d’intervenir ?
— Tu dois faire en sorte qu’ils te respectent, Antoine.
Le respect. Bien sûr. Comme il avait respecté son père quand il était adolescent. Ne franchissant jamais la ligne jaune. Ne se révoltant jamais. Pas un mot plus haut que l’autre, pas une porte qui claque.
— Je pense que ce qu’ils traversent en ce moment est sain et normal, marmonna-t-il. C’est normal d’être malpoli et difficile à cet âge-là. C’est comme ça. Une certaine révolte doit s’exprimer.
Elle n’ajouta rien, sirotant son thé. Il poursuivit, le visage légèrement plus rouge. Le petit garçon à la table voisine n’avait toujours pas fini de brailler.
— Ce sont bien tes enfants et pourtant, ce sont des étrangers. Et tu ne sais rien de leur vie, tu ne sais ni qui ils voient ni où ils vont.
— Comment est-ce possible ?
— À cause d’Internet, des téléphones portables… À notre époque, nos amis devaient appeler à la maison, ils tombaient sur papa ou Régine et devaient demander à nous parler. C’est fini ce temps-là. Aujourd’hui, tu peux très bien ne pas savoir qui tes enfants fréquentent. Tu n’es plus jamais en contact direct avec leurs amis.
— Sauf s’ils les ramènent à la maison.
— Ce qu’ils ne font pas toujours.
Le petit garçon avait enfin cessé de pleurnicher et se concentrait sur un énorme croissant.
— Est-ce que Margaux voit encore Pauline ? demanda Mélanie.
— Oui, bien sûr. Mais Pauline, c’est l’exception. Elles sont ensemble à l’école depuis qu’elles ont quatre ans. En parlant de Pauline, je suis sûre que tu ne la reconnaîtrais pas.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Parce que notre Pauline aujourd’hui, on dirait Marilyn Monroe.
— Tu plaisantes ! La maigrichonne petite Pauline avec ses dents en avant et ses taches de rousseur ? Mon Dieu, dit Mélanie sous le choc.
Puis elle tendit la main pour tapoter tendrement celle de son frère.
— Tu t’en sors bien, frangin. Je suis fière de toi. Ça doit être un boulot de dingue d’élever deux ados.
Il sentit des larmes lui monter aux yeux. Il se leva brusquement.
— Que dirais-tu d’un petit plongeon matinal ? proposa-t-il en souriant.
Quelques heures plus tard, après s’être baignée et avoir déjeuné, Mélanie remonta dans sa chambre. Elle voulait finir de lire un manuscrit. Antoine décida de se trouver une place à l’ombre pour faire la sieste. La chaleur était moins intense qu’il ne redoutait, mais il finirait sans doute par piquer une tête dans la piscine pour se rafraîchir. Il s’installa sur la terrasse, dans une chaise longue en teck, protégé par un grand parasol, et essaya de commencer la lecture d’un roman que Mélanie lui avait donné. Écrit par un de ses auteurs vedettes, un jeune homme dans le coup, de vingt ans à peine, avec des cheveux peroxydés et une attitude très étudiée. Au bout de quelques pages, l’intérêt d’Antoine était déjà retombé.
Autour de la piscine, les familles allaient et venaient. C’était bien plus divertissant de les observer que de s’ennuyer à lire ce roman. Il aperçut un couple de quadras. L’homme était mince, avec des abdos bien dessinés et des bras imposants. Elle, était moins en forme, en passe de devenir grasse. Cela l’amusa de les comparer à Astrid et lui. Leurs deux ados auraient pu être les siens. La fille, au vernis à ongles noir corbeau, faisait perpétuellement la gueule, ses écouteurs enfoncés dans les oreilles. Le garçon, plus jeune et plus proche de Lucas, était hypnotisé par sa console Nintendo. Quand leurs parents leur adressaient la parole, ils recevaient pour toute réponse des haussements d’épaules ou de vagues grognements. Bienvenue au club, pensa Antoine. Ce couple avait la chance d’être uni, contrairement au sien. Ils formaient une équipe face aux orages à venir. Lui, il devait se débrouiller tout seul.
À quand remontait la dernière conversation avec Astrid à propos de leurs enfants ? Il était incapable de s’en souvenir. Comment se comportaient-ils avec elle, avec Serge ? Étaient-ils aussi difficiles ? Plus ? Moins ? Comment réagissait-elle ? Perdait-elle parfois patience ? Leur hurlait-elle dessus ? Et Serge ? Comment s’en tirait-il avec ces trois enfants qui n’étaient même pas les siens ?
Antoine remarqua une autre famille, plus jeune. Ils devaient approcher la trentaine et avaient deux enfants en bas âge. La mère était assise dans l’herbe avec sa fille, l’aidant patiemment à composer un puzzle en plastique. Chaque fois que l’enfant trouvait la bonne pièce, sa mère applaudissait. Lui aussi avait joué avec ses enfants. À l’époque bénie où ils étaient petits et gentils. Quand il pouvait encore les câliner et les chatouiller, jouer avec eux à cache-cache, faire le méchant monstre, leur courir après, les prendre tout entier dans ses bras, les balancer comme un baluchon par-dessus son épaule. Le temps des cris et des gazouillis, des berceuses chantées tendrement au bord de leurs lits, des heures passées à les regarder comme un miracle, émerveillé par la perfection de leurs jeunes traits.