Peu après Nantes, ils firent une halte sur l’autoroute pour boire un café et grignoter quelque chose. Elle proposa de prendre le volant. Elle était une bonne conductrice, depuis toujours. Ils échangèrent leurs places. Elle avança son siège, attacha sa ceinture et abaissa le rétroviseur. Elle était si délicate, des jambes minces, des bras fins. Si fragile, aussi. Il s’était toujours senti son protecteur. Même avant la mort de leur mère. Pendant les années sombres et troublées qui avaient suivi la disparition de Clarisse, Mélanie était angoissée par l’obscurité. Il fallait toujours laisser une veilleuse, pendant qu’elle dormait, comme Bonnie, la fillette de Scarlett O’Hara. Les jeunes filles au pair qui défilaient dans la maison, même les plus gentilles, n’arrivaient jamais à la consoler quand un cauchemar la réveillait au milieu de la nuit. Lui seul savait comment s’y prendre, il la câlinait, en lui fredonnant doucement les berceuses que Clarisse leur chantait pour les endormir. Leur père venait rarement dans ces moments-là. Comme s’il ignorait que Mélanie faisait des cauchemars, alors que nuit après nuit elle réclamait sa mère en pleurant. Mélanie n’avait pas compris que Clarisse était morte. Elle demandait sans cesse : « Où est maman ? » et personne ne lui répondait, pas même Robert et Blanche, ni leur père, ni Solange, ni la cohorte d’amis de la famille qui avaient défilé avenue Kléber après la mort de leur mère, laissant du rouge à lèvres sur leurs joues ou leur ébouriffant les cheveux. Personne ne savait que dire à cette petite fille désespérée et terrifiée. Lui, à dix ans, avait une connaissance intuitive de la mort, il en comprenait les conséquences : leur mère ne reviendrait jamais.
Les petites mains délicates de Mélanie sur le volant. Une seule bague, à la main droite – un simple anneau d’or, plutôt large, qui avait appartenu à Clarisse. La circulation s’intensifiait, annonçant un embouteillage géant. Une forte envie de fumer une cigarette le saisit.
Après un long silence, Mélanie commença à parler.
— Antoine, il y a quelque chose que je dois te dire.
Sa voix était si éteinte qu’il se tortilla pour pouvoir la regarder. Ses yeux fixaient la route, mais sa mâchoire était crispée. Puis elle retomba dans le silence.
— Tu peux tout me dire, lui murmura-t-il avec douceur. Ne sois pas inquiète.
Il remarqua que les articulations de ses doigts étaient blanches. Antoine sentit son cœur battre plus rapidement.
— J’ai gardé ça pour moi toute la journée, jeta-t-elle précipitamment. La nuit dernière, à l’hôtel, je me suis souvenue de quelque chose. C’est à propos de…
C’était arrivé si vite qu’il avait à peine eu le temps de respirer. Elle avait tourné les yeux vers lui, des yeux sombres, troublés. Il lui avait semblé que la voiture aussi tournait, virant à droite. Sur le volant, les mains de Mélanie furent impuissantes. Puis ce fut le crissement insupportable des pneus, le son strident d’un klaxon derrière eux et la sensation étrange et nauséeuse de perdre l’équilibre quand il avait vu Mélanie passer au-dessus de sa tête. Son hurlement, de plus en plus aigu, alors que la voiture se couchait sur le côté, l’air qui lui comprimait les oreilles quand les airbags s’étaient ouverts en lui heurtant le visage. Le cri de Mélanie s’était brisé en une plainte étouffée, perdue dans le fracas de verre et de métal. Alors seulement, il avait entendu le son sourd des battements de son cœur.
Antoine, il y a quelque chose que je dois te dire. J’ai gardé ça pour moi toute la journée. La nuit dernière, à l’hôtel, je me suis souvenue de quelque chose. C’est à propos de…
Le docteur attend que je parle. Que je réponde à sa question :
— Que vous disait-elle ?
Mais comment puis-je répéter les mots que Mélanie m’a confiés avant que la voiture ne quitte l’autoroute ? Cela ne regarde pas le médecin. Je ne veux parler à personne de ce que Mélanie m’a confié, pas pour l’instant. J’ai mal à la tête et mes yeux sont rouges et irrités, toujours pleins de larmes.
— Je peux la voir ? demandé-je enfin au docteur Besson, brisant ce silence pesant entre nous. Je ne peux pas rester assis là, je dois la voir.
Elle me fait non de la tête, avec fermeté.
— Vous la verrez demain.
Je la fixe, hébété.
— Vous voulez dire que nous ne pouvons pas partir maintenant ?
Au tour du médecin de me fixer, interloquée.
— Votre sœur a failli mourir, vous savez.
J’avale ma salive. Je ne me sens pas très bien.
— Quoi ?
— Nous avons dû l’opérer, il y avait un problème à la rate. Et plusieurs de ses vertèbres dorsales sont brisées.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu’elle va rester avec nous quelque temps. Et quand on pourra la déplacer, elle regagnera Paris en ambulance.
— Dans combien de temps ?
— Une quinzaine de jours.
— Mais je croyais qu’elle allait bien !
— C’est le cas, elle se porte bien, à présent. Elle va avoir besoin de temps pour se remettre. Vous avez eu de la chance de vous en tirer sans une égratignure, mais il faut tout de même que je vous examine. Vous pouvez me suivre, s’il vous plaît ?
Dans un état de quasi-torpeur, je la suis dans le cabinet de consultation voisin. L’hôpital semble vide, tout est silencieux, j’ai l’impression qu’il n’y a que moi et le docteur Besson. Elle me demande de m’asseoir, remonte ma manche, prend ma tension. Pendant ce temps, des images me reviennent. Je m’extirpe du véhicule, couché sur le côté comme un animal blessé. Mélanie est recroquevillée au fond à gauche, inanimée. Je ne vois pas son visage, dissimulé par l’airbag. Je l’appelle, je hurle son nom à m’en déchirer les cordes vocales.
Le docteur Besson déclare que je vais bien, à part une légère hypertension.
— Vous pouvez passer la nuit ici, nous avons des chambres pour les familles des malades. L’infirmière viendra vous voir.
Je la remercie et me dirige vers l’accueil, à l’entrée de l’hôpital. Je sais qu’il faut que j’appelle notre père.
Il est temps que je lui apprenne ce qui est arrivé, j’ai déjà trop attendu. Il est presque minuit. Je sors du bâtiment pour fumer une cigarette. Devant moi, deux autres fumeurs et le parking désert. La ville dort. Au-dessus de ma tête, le ciel est zébré de grandes traînées bleu sombre. Des étoiles scintillent. Je m’assois sur un banc en bois, le temps de finir ma cigarette. Je jette mon mégot au loin et compose le numéro de la maison, avenue Kléber. Je tombe sur le répondeur et la voix nasillarde de Régine. Je raccroche et tente le numéro de portable.
— C’est pour quoi ? aboie-t-il avant même que je prononce un mot.
Je savoure la minuscule puissance de l’instant, ce que je peux brandir face à la domination et à la tyrannie de ce père vieillissant, qui continue à me donner la sensation que j’ai douze ans et que je ne suis bon à rien. Un père qui désapprouve mon boulot ennuyeux d’architecte médiocre, mon récent divorce, ma fâcheuse habitude de fumer, ma façon d’élever mes enfants, ma coupe de cheveux, toujours trop longs à son goût, ma manie de porter des jeans plutôt que des costumes, mon refus obstiné des cravates, ma voiture étrangère, mon lugubre appartement de la rue Froidevaux qui donne sur le cimetière Montparnasse. L’intense plaisir que je glane de cet infime pouvoir ressemble à celui d’une rapide branlette sous la douche.