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— Papa, dis à Mel qu’on l’aime très fort et qu’on arrive.

Elle raccroche avant que j’aie eu le temps de parler au numéro trois, l’exubérant Lucas.

J’allume une cigarette. Je n’ai aucune envie de rentrer dans le bâtiment et de parler avec mon père. Je fume une deuxième cigarette, avec la même délectation. Ils arrivent. Avec ou sans Serge ?

En revenant dans la chambre de Mélanie, je tombe sur Joséphine, notre demi-sœur, qui se balance contre le mur. Elle a dû venir avec notre père. Je suis étonné de la voir ici, elle n’est pas particulièrement proche de Mélanie. Ni de moi d’ailleurs. Je ne l’ai pas vue depuis des mois, depuis Noël dernier, avenue Kléber. Nous descendons à la cafétéria, située au rez-de-chaussée. Mélanie a besoin de repos. Notre père est assis dans sa voiture, pendu au téléphone.

Joséphine est mince, jolie comme une gravure de mode. Elle porte un jean taille basse, des Converse et un débardeur kaki. Ses cheveux blonds sont courts, une vraie coupe de garçon. Elle a le même teint cireux que sa mère, les lèvres fines et les yeux marron de notre père.

Nous allumons nos cigarettes. Nous sommes tous deux fumeurs, c’est sans doute là notre seul point commun.

— On peut fumer ici ? murmure-t-elle, en se penchant vers moi.

— Il n’y a personne.

— Qu’est-ce que vous faisiez à Noirmoutier tous les deux ? demande-t-elle, en inhalant profondément.

Elle ne prend jamais de détour. Elle va droit au but. J’aime cela en elle.

— Une surprise pour l’anniversaire de Mel.

Elle hoche la tête en sirotant son café.

— Vous alliez là-bas quand vous étiez petits, c’est ça ? Avec votre mère ?

Son ton et sa délicatesse m’incitent à la considérer avec plus d’attention.

— Oui. Avec notre mère, notre père et nos grands-parents.

— Vous ne parlez jamais de votre mère, poursuit-elle.

Joséphine a vingt-cinq ans. Ce n’est pas une idiote. Vaniteuse, certes, un peu gamine. Notre lien de sang ne nous a jamais donné le sentiment d’appartenir à la même famille.

— On ne se parle pas beaucoup, non ? reprend-elle.

— Ça t’embête ?

Elle tripote ses bagues. Sa cigarette lui pend aux lèvres.

— En fait, oui, ça m’embête. Je ne sais rien de toi.

Des gens arrivent dans la cafétéria et nous jettent des regards outrés parce que nous fumons. Nous écrasons nos Marlboro.

— Tu oublies que j’avais déjà quitté l’avenue Kléber quand tu es née.

— Peut-être. Mais tu es quand même mon demi-frère. Si je suis ici, c’est que ça compte pour moi. J’ai de l’affection pour Mel. Pour toi, aussi.

Ce qu’elle vient d’avouer lui ressemble si peu que je suis bouche bée.

— Tu vas avaler les mouches, Antoine, se moque-t-elle.

Je ris de bon cœur.

— Parle-moi de ta mère, poursuit-elle. Personne ne parle jamais d’elle.

— Que veux-tu savoir ?

Elle lève un sourcil.

— Tout.

— Elle est morte en 1974 d’une rupture d’anévrisme. Elle avait trente-cinq ans. À notre retour de l’école, elle avait été emmenée à l’hôpital. Elle était déjà morte… Papa ou Régine ne t’ont jamais raconté tout ça ?

— Non. Continue.

— C’est tout.

— Non, mais je veux dire, raconte-moi comment elle était.

— Mélanie lui ressemble. Petite, brune aux yeux verts. Riant beaucoup. Elle avait la joie communicative, elle nous rendait tous très heureux.

Il me semble que notre père a cessé de sourire depuis la mort de Clarisse et qu’il sourit encore moins depuis son mariage avec Régine. Mais comment le dire à Joséphine ? Je préfère me taire. Je suis certain qu’elle sait aussi bien que moi que ses parents mènent deux vies antagonistes. Mon père voit ses amis avocats à la retraite, passe des heures dans son bureau à lire ou à écrire, se plaint sans arrêt, tandis que Régine supporte patiemment ses humeurs, joue au bridge dans son club de femmes et fait comme si tout allait bien avenue Kléber.

— Et sa famille ? Tu continues à les voir ?

— Ils sont morts quand elle était enfant. C’étaient des gens modestes, de la campagne. Elle avait une sœur, plus âgée, qu’elle ne voyait pas beaucoup. Après sa mort, cette sœur a complètement disparu. Je ne sais même pas où elle vit.

— C’était quoi son nom de jeune fille ?

— Élzyère.

— Elle venait d’où exactement ?

— Des Cévennes.

— Ça va ? me demande-t-elle subitement. Tu as une mine affreuse.

— Merci, dis-je en faisant la moue.

Puis, après une pause :

— En fait, tu as raison. Je suis épuisé. Et puis, lui qui se pointe…

— Ouais. Tu ne t’entends pas trop avec lui, hein ?

— Pas trop bien, non.

C’est une demi-vérité, parce que je m’entendais très bien avec lui quand Clarisse était vivante. C’est lui qui a commencé à m’appeler Tonio. Nous étions très complices, sans débordements, ce qui convenait au petit garçon calme que j’étais. Pas de partie de foot obligée. Le week-end, pas d’activité virile sentant la sueur, mais des promenades contemplatives dans le voisinage, de fréquentes visites au Louvre, dans l’aile des Antiquités égyptiennes, mon département préféré. Parfois, entre les sarcophages et les momies, j’attrapais un murmure. N’est-ce pas l’avocat François Rey ? Et j’étais fier qu’on nous voie main dans la main, fier d’être son fils. Mais c’était il y a plus de trente ans.

— Il aboie plus qu’il ne mord, justifie-t-elle.

— C’est facile à dire pour toi, tu es sa chouchoute, sa petite chérie.

Elle le reconnaît de bonne grâce et avec une certaine élégance.

— Ce n’est pas toujours facile d’être le chouchou, murmure-t-elle.

Puis elle reprend de la voix pour demander :

— Et ta famille à toi ?

— Ils arrivent. Tu les verras, si tu restes encore un peu.

— Super ! s’exclame-t-elle, avec trop d’enthousiasme. Et ton boulot, ça va comment ?

Pourquoi se donne-t-elle tant de mal pour alimenter cette surprenante conversation ? Joséphine ne m’a jamais rien demandé, si ce n’est des cigarettes. La dernière chose dont je souhaite parler, c’est bien de mon travail. Rien que d’y penser, j’ai la nausée.

— Eh bien, je suis toujours architecte et toujours aussi peu heureux de l’être.

Avant qu’elle ne me demande pourquoi, je lui lance à mon tour une salve de questions.

— Et toi, alors ? Petit ami, boulot, t’en es où ? Tu vois toujours ce propriétaire de boîte de nuit ? Et tu travailles toujours dans le Marais, pour un designer ?

Je passe sur l’homme marié avec qui elle a eu une aventure l’année dernière, comme sur les longs mois où elle est restée sans emploi, à regarder des DVD dans le bureau de son père ou à faire des virées shopping dans la Mini Austin noire de sa mère.