Un sourire soudain, qui ressemble plutôt à une grimace, déforme son visage. Elle lisse ses cheveux en arrière et s’éclaircit la gorge.
— En fait, Antoine, j’apprécierais vraiment si tu pouvais… – Elle s’interrompt et se racle de nouveau la gorge. – Si tu pouvais me prêter du fric.
Ses yeux bruns me fixent. Son regard est à la fois suppliant et effronté.
— Tu as besoin de combien ?
— Euh, disons, mille euros.
— Tu es dans le pétrin ? dis-je avec la voix de pater familias dont j’use avec Arno.
Elle secoue la tête.
— Non, bien sûr que non ! J’ai juste besoin de liquide. Et tu sais que je ne peux rien leur demander.
J’imagine qu’elle veut parler de ses parents.
— Je n’ai pas cette somme sur moi, tu imagines bien.
— Il y a un distributeur de l’autre côté de la rue, renchérit-elle comme si elle me rendait service. Elle attend.
— OK, j’ai compris ! Tu en as besoin tout de suite, c’est ça ?
Elle acquiesce.
— Joséphine, je veux bien t’avancer cette somme, mais j’aurai besoin que tu me rendes cet argent. Depuis mon divorce, je ne roule pas sur l’or.
— Bien sûr, sans problème, c’est promis.
— Malheureusement pour toi, je ne crois pas qu’il soit possible de retirer autant d’argent à une machine.
— Et si tu me donnais le maximum que tu peux retirer et le reste en chèque ?
Elle se lève et glisse hors de la pièce en balançant triomphalement ses hanches étroites. Nous quittons l’hôpital pour nous rendre au distributeur. Nous fumons tout en marchant et je ne peux m’empêcher de penser que je suis en train de me faire arnaquer. Voilà à quoi ça mène de se rapprocher de sa demi-sœur.
Après avoir tendu les billets et le chèque à Joséphine, qui m’embrasse sur la joue avant de repartir d’un pas léger, je descends vers la ville. Pas envie de retourner à l’hôpital. C’est un de ces bourgs provinciaux sans rien à signaler. Un drapeau délavé flotte au fronton de la petite mairie qui fait face à une église austère. Puis se succèdent l’inévitable bar-tabac, la boulangerie, un hôtel sans prétention, l’Auberge du Dauphin. Je ne croise personne. Le bar-tabac est désert. Il est encore trop tôt pour déjeuner. Quand j’en pousse la porte, un jeune homme peu engageant lève le menton dans ma direction. Je commande un café et je m’assois. Une radio invisible hurle les nouvelles. Europe 1. Les tables recouvertes de nappes en plastique sont grasses au toucher. Peut-être devrais-je passer deux ou trois coups de téléphone à mes amis les plus proches pour leur apprendre ce qui s’est passé. Appeler Emmanuel, Hélène, Didier. Je ne cesse de repousser le moment. Est-ce parce que je ne peux plus prononcer ces mots ? Décrire l’accident à nouveau ? Et les amis de Mélanie ? Et son patron ? Qui va leur annoncer ? Moi, probablement. La semaine suivante allait être chargée pour Mélanie. Préparation de la rentrée littéraire d’automne. La période de l’année où le travail est le plus intense pour tous les professionnels de l’édition, et donc pour mon ex-femme. Et puis il y a toutes mes emmerdes à moi, Rabagny et ses sautes d’humeur, les plans qu’il veut sans arrêt modifier, la perle d’assistante à trouver une fois que je me serai enfin décidé à virer l’autre.
J’allume une cigarette.
— Profitez-en, l’année prochaine c’est fini, ricane le jeune homme au sourire revêche. On devra sortir sur le trottoir pour fumer. C’est pas bon pour le business, ça. Pas bon du tout. J’ferais aussi bien de fermer.
Il a l’air tellement remonté que je préfère, lâchement, ne pas poursuivre la conversation. Je me contente de sourire, de hocher la tête et de hausser les épaules, plongé dans l’étude exagérément enthousiaste de mon téléphone portable.
J’ai recommencé à fumer quand Astrid m’a annoncé qu’elle était amoureuse de Serge. J’avais arrêté pendant dix ans. En un clic de briquet, je suis redevenu fumeur. Tout le monde m’est tombé dessus. Astrid, qui ne jure que par la vie « saine », était consternée. Ça m’était complètement égal. Fumer était la seule chose que personne ne pouvait m’enlever, au risque de devenir un mauvais exemple pour mes enfants, à cet âge fragile où Margaux et Arno devenaient influençables et où fumer est « trop cool ». Mon appartement de la rue Froidevaux sentait la cendre froide. Un appartement avec vue sur le cimetière. Rien à dire du voisinage. Que des gens bien : Baudelaire, Maupassant, Beckett, Sartre, Beauvoir… J’ai vite appris à ne pas regarder par la fenêtre du salon. Ou à ne le faire que la nuit, quand les crucifix et les caveaux de pierre ne sont plus visibles, quand la distance jusqu’à la tour Montparnasse n’est plus qu’un mystérieux espace noir et vide.
J’avais passé un temps fou à essayer de faire de cet appartement mon chez-moi. En vain. J’avais saccagé les albums patiemment composés par Astrid, arrachant mes photos préférées des enfants, de nous deux, pour en tapisser les murs. Arno dans mes bras, le jour de sa naissance. Margaux dans sa première robe, Lucas posant triomphalement au troisième étage de la tour Eiffel en brandissant une sucette poisseuse. Les vacances au ski, à la mer, les châteaux de la Loire, les anniversaires, les spectacles d’école, les fêtes de Noël : une exposition sans fin de l’heureuse famille que nous avions formée.
Malgré les photos, malgré les rideaux aux couleurs vives (Mélanie m’avait aidé sur ce coup-là), la cuisine joyeuse, les canapés confortables de chez Habitat et l’éclairage adéquat, mon appartement transpire désespérément le vide. La vie ne surgit qu’à l’arrivée des enfants les week-ends où j’en ai la garde. Je me réveille encore dans mon lit tout neuf en me grattant la tête et en me demandant où je suis. Je ne supportais pas de retourner à Malakoff et d’être confronté à Astrid et à sa nouvelle vie sans moi dans notre maison. Pourquoi nous attachons-nous tant aux maisons ? Pourquoi est-ce si douloureux d’en abandonner une ?
Nous avions acheté celle-ci ensemble, il y a douze ans. Ce n’était pas un quartier recherché à l’époque, trop populaire, au mauvais sens du terme. Quand nous avons déménagé dans cette petite banlieue du sud de Paris, les sourcils se sont levés. Et il y avait tant à faire. Ce pavillon haut et étroit était une quasi-ruine, mais nous avons relevé le défi, appréciant chaque étape, même les contretemps, les problèmes avec la banque, avec un confrère architecte, avec le plombier, le maçon, le charpentier. Nous avons travaillé jour et nuit. Nos amis parisiens sont devenus un brin envieux quand ils se sont rendu compte à quel point la maison était proche de Paris et le trajet facile – il suffisait de passer la porte de Vanves.
Nous avions un jardin, dont je m’occupais avec cœur – qui peut se permettre d’avoir un jardin en plein Paris ? –, nous pouvions prendre nos déjeuners et dîners d’été à l’extérieur, malgré le ronronnement du périphérique voisin auquel nous nous sommes vite habitués. Notre vieux et pataud labrador qui y passe ses journées ne comprend toujours pas pourquoi j’ai déménagé, ni qui est le nouveau type dans le lit d’Astrid. Mon vieux Titus.
J’aimais les hivers près de la cheminée, le grand salon, toujours sens dessus dessous à cause des trois enfants et du chien. Les dessins de Lucas. Les bâtonnets d’encens d’Astrid dont le parfum puissant me faisait tourner la tête. Les devoirs de Margaux. Les baskets d’Arno, pointure 45. Le canapé rouge sombre qui n’avait plus sa splendeur des premiers jours, mais dans lequel il était toujours aussi agréable de s’endormir. Les fauteuils défoncés qui vous enveloppaient comme de vieux amis.
Mon bureau se trouvait au dernier étage. Spacieux, lumineux et calme. C’est moi qui l’avais aménagé. Dans cette pièce, surplombant les toits de tuile rouge et le ruban gris du périphérique, toujours encombré, je me sentais comme Leonardo DiCaprio dans Titanic quand il déclame I’m the king of the world, les bras tendus vers l’horizon. Moi aussi, j’étais le roi du monde. Maudit bureau. C’était ma tanière, mon antre. Astrid y grimpait, au bon vieux temps, quand les enfants étaient endormis, et nous faisions l’amour sur la moquette en écoutant Cat Stevens. Sad Lisa. J’imagine que Serge y a installé le sien. Et a pris possession de la moquette par la même occasion. Mieux vaut s’interdire d’y penser.