La seule fille chouette que j’aie rencontrée depuis mon divorce est une femme mariée, Hélène. Une de ses filles suit le même cours d’art plastique que Margaux. Mais elle n’a pas envie d’avoir une aventure. Elle préfère que nous restions amis. Ça me va bien comme ça. Elle est devenue une alliée précieuse. Quand nous dînons dans les brasseries bruyantes du Quartier latin, elle me tient la main et me laisse déballer mes idées noires. La situation n’a pas l’air de déranger son mari. De toute façon, il n’a aucune raison d’être jaloux de moi. Hélène vit boulevard de Sébastopol dans un appartement, où règne un joyeux fouillis, qu’elle a hérité de son grand-père et redécoré de manière audacieuse. La façade du bâtiment est en piteux état. Le quartier est coincé entre les Halles et Beaubourg, deux symboles de la vanité présidentielle. Quand je vais là-bas rendre visite à Hélène, à chaque fois, des souvenirs d’enfance me reviennent. Mon père et moi aimions traîner le long des stands du marché des Halles, aujourd’hui disparu. Il aimait me sortir du 16e arrondissement pour me montrer le vieux Paris, celui qui semblait tout droit sorti d’un roman d’Émile Zola. Je me souviens, je reluquais en douce les prostituées alignées le long de la rue Saint-Denis, jusqu’au moment où mon père me sommait sévèrement d’arrêter.
Je suis du regard Astrid et Margaux qui remontent de l’hôtel, requinquées par la douche. Astrid a les traits plus détendus, elle semble reposée. Elle tient la main de Margaux et leurs bras se balancent, comme nous le faisions quand notre fille était encore petite.
Je sais que ce sera bientôt l’heure du départ, inexorable. Je dois me préparer. Comme toujours j’ai besoin de temps.
À la fin de la journée, le visage de Mélanie, sur la taie d’oreiller blanche, parait avoir repris des couleurs, ou n’est-ce que le travail de mon imagination ? Tout le monde est parti, et nous sommes tous les deux seuls, dans la chaleur doucement déclinante de ce mois d’août, accompagnés par le ronronnement du ventilateur.
Cet après-midi, j’ai appelé son patron, Thierry Drancourt, son assistante, ses amis proches, Valérie, Laure, Édouard. J’ai tenté d’expliquer la situation, de ma voix la plus douce et la plus calme, mais ils ont tous eu l’air inquiet. Pouvaient-ils envoyer quelque chose, aider d’une façon ou d’une autre ? Souffrait-elle ? Je les ai rassurés en leur répétant qu’elle allait bien, qu’elle se rétablirait rapidement. Dans le téléphone de Mel, que j’ai récupéré, j’ai trouvé quelques messages du vieux beau, mais je ne l’ai pas rappelé.
Dans l’intimité des toilettes pour hommes, situées au bout du couloir, j’ai appelé mes meilleurs amis, Hélène, Didier, Emmanuel et leur ai raconté, d’une voix résolument différente, tremblante, à quel point j’avais eu peur, à quel point j’avais peur encore en la voyant allongée sur son lit, plâtrée, immobile, le regard vide. Hélène était en pleurs et Didier pouvait à peine parler. Seul Emmanuel a trouvé la force de me réconforter de sa voix de stentor et de son rire chaleureux. Il a proposé de me rejoindre et j’ai caressé l’idée un moment.
— Je crois bien que je n’aurai plus jamais envie de conduire, me dit Mélanie faiblement.
— Pense à autre chose. C’est trop tôt de toute façon.
Elle tente un haussement d’épaules et grimace de douleur.
— Les enfants sont grands. Lucas est un jeune homme. Margaux avec ses cheveux orange, Arno et son bouc.
Elle ouvre ses lèvres gercées et sourit.
— Et Astrid… ajoute-t-elle.
— Ouais… Astrid.
Elle soulève doucement son bras pour m’attraper la main. Elle la tient serrée.
— Machin chose ne s’est pas pointé ?
— Non, Dieu merci.
Le médecin entre avec une infirmière pour l’examen du soir. Je quitte la chambre après avoir embrassé ma sœur pour lui dire au revoir. J’arpente les couloirs. Les semelles de caoutchouc de mes tennis couinent sur le linoléum. Alors que je m’apprête à sortir de l’hôpital, je la vois. Elle est dehors, tout près de la porte d’entrée.
Angèle Rouvatier. Elle porte un jean et un débardeur noirs. Elle est assise sur une magnifique Harley. Sous un bras, elle tient son casque. De l’autre, elle téléphone. Ses cheveux bruns lui tombent sur le visage, en dissimulant l’expression. Je la regarde un moment. Mes yeux descendent le long de ses cuisses, de son dos, s’enroulent autour de ses épaules rondes et féminines. Ses avant-bras sont bronzés, elle a dû passer des vacances au soleil. Je me demande de quoi elle a l’air en maillot de bain, à quoi ressemble sa vie, si elle est mariée, célibataire, si elle a ou non des enfants. À quoi ressemble son odeur, là, sous le rideau soyeux de ses cheveux ? Elle s’est rendu compte de quelque chose. Elle se retourne et me reconnaît. Mon cœur bat la chamade. Elle me sourit, range son téléphone dans sa poche et me fait signe de m’approcher.
— Comment va votre sœur, ce soir ? demande-t-elle. Ses yeux sont toujours dorés, même dans cette lumière.
— Elle a l’air mieux, merci.
— Vous avez une bien jolie famille. Votre femme, votre fille, votre fils…
— Merci.
— Ils sont déjà repartis ?
— Oui.
Un silence s’installe.
— Nous sommes divorcés.
Pourquoi ai-je lâché ça ? C’est pathétique.
— Du coup, vous êtes coincé ici pour un moment ?
— Oui, j’imagine. Tant qu’on ne peut pas la déplacer.
Elle descend de sa Harley. Je suis en admiration devant le mouvement gracieux de sa jambe passant par-dessus l’engin.
— Vous avez le temps de boire un verre ? me demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
— Bien sûr, dis-je, l’air du type qui en a vu d’autres. Où ça ?
— Le choix est mince. Il y a un bar là-bas, près de la mairie. Mais il est certainement fermé à cette heure. Ou alors le bar de l’Auberge du Dauphin.
— C’est là que je suis descendu.
— C’est le seul hôtel ouvert à cette époque de l’année.
Elle marche plus vite que moi et je m’essouffle à tenter de la suivre. Nous nous taisons, mais ce silence n’est pas pesant. Quand nous arrivons à l’hôtel, il n’y a personne au bar. Nous attendons un peu, mais l’endroit reste désespérément désert.
— Vous devez bien avoir un minibar dans votre chambre, dit-elle.
Toujours ce même regard franc planté dans le mien. Il y a quelque chose en elle que je trouve à la fois terrifiant et excitant. Elle me suit jusqu’à ma chambre. Je m’emmêle les pinceaux avec mes clefs. Puis la porte s’ouvre dans un glissement et se referme avec un léger clic. Elle est dans mes bras, je sens ses cheveux soyeux contre ma joue. Elle m’embrasse intensément. Elle sent la menthe et le tabac. Elle est plus musclée et plus grande qu’Astrid. Que toutes les femmes que j’ai tenues dans mes bras ces derniers temps.
Je me sens con. Là, debout, entre ses bras, j’ai l’impression d’être un adolescent maladroit, frappé d’inertie. Mes mains reviennent soudain à la vie. Je l’attrape, comme un noyé s’agrippe à un gilet de sauvetage, la serre contre moi fiévreusement, les mains plaquées sur sa chute de reins. Elle se fond en moi et pousse de longs soupirs qui viennent du plus profond d’elle-même. Nous tombons sur le lit et elle me chevauche du même mouvement harmonieux que sur sa moto. Ses yeux brillent comme ceux d’un chat. Elle a un lent sourire en me retirant ma ceinture et en ouvrant ma braguette. Ces gestes sensuels et précis me font bander en une seconde. Elle ne cesse de me regarder, de me sourire, même quand je la pénètre. Elle me fait immédiatement ralentir le mouvement avec art et je comprends que ce ne sera pas un de ces coups vite tirés, qui ne prennent que quelques minutes.