Je ne quitte pas des yeux les lignes fauves de son corps. Elle se penche et attrape mon visage entre ses mains, m’embrasse avec une tendresse surprenante. Elle n’est pas pressée, elle se délecte. C’est une danse lente, dont émane une puissance extrême, que je sens monter en moi, depuis mes pieds jusqu’au long de ma colonne vertébrale. C’est si intense que c’en est presque douloureux. Elle s’étend complètement sur moi, à bout de souffle. Sous mes mains, je sens la moiteur de son dos.
— Merci, murmure-t-elle. J’en avais besoin.
J’émets un petit gloussement sec.
— Excusez-moi pour l’écho, mais j’avais besoin de ça aussi.
Elle attrape une cigarette sur la table de nuit, l’allume et me la tend.
— J’ai su dès le moment où j’ai posé les yeux sur toi.
— Su quoi ?
— Que je coucherais avec toi.
Elle me prend la cigarette des doigts.
Je remarque soudain que je porte un préservatif. Elle a dû le placer avec une telle dextérité que je n’ai rien senti.
— Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas ?
— Qui ?
Je sais exactement de qui elle veut parler.
— Ta femme.
Pourquoi cacher quoi que ce soit à cette belle et singulière étrangère ?
— Oui, je l’aime encore. Elle m’a quitté pour un autre homme il y a un an. Je me sens merdeux.
Angèle écrase la cigarette.
— J’en étais sûre. Cette façon que tu as de la regarder. Tu dois beaucoup souffrir.
— Oui.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
— Je suis architecte. Rien d’excitant, l’architecte de base, quoi. Je refais des bureaux et des magasins, des hôpitaux, des librairies, des laboratoires, ce genre de trucs. Pas de quoi se relever la nuit. Je ne suis pas un artiste.
— Tu aimes bien te dénigrer, je me trompe ?
— Non, tu as raison, dis-je, piqué au vif.
— Un conseil, arrête ça.
Je retire discrètement le préservatif avant de me lever pour le faire disparaître dans les toilettes. J’évite de me croiser dans le miroir, comme toujours.
— Et vous, madame Rouvatier ? Que faites-vous dans la vie ? dis-je en remontant sur le lit, le ventre rentré.
Elle me regarde froidement.
— Je suis thanatopractrice.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Embaumeuse.
La surprise est totale.
Elle sourit. Ses dents sont parfaitement alignées et blanches.
— Je m’occupe de cadavres toute la journée. Avec les mains qui te branlaient tout à l’heure.
Mes yeux se posent sur ses mains. Des mains fortes et agiles, et pourtant féminines.
— Beaucoup d’hommes ont du mal avec mon boulot. Alors j’évite de le dire. Ça les fait débander. Et toi, ça te dérange ?
— Non, dis-je sincèrement. Mais ça me surprend. Parle-moi de ton travail. C’est la première fois que je rencontre une embaumeuse.
— Mon boulot, c’est de respecter la mort. C’est tout. Si ta sœur était morte, la nuit dernière, dans cet accident, et Dieu merci ce n’est pas le cas, c’est moi qui me serais occupée d’elle et qui aurais fait en sorte de lui donner un visage paisible. Pour que toi et ta famille puissiez la regarder une dernière fois sans avoir peur.
— Et comment tu t’y prends ?
Elle hausse les épaules.
— C’est un vrai travail. De la même façon que toi, tu retapes des bureaux, moi, je retape la mort.
— C’est difficile ?
— Oui. Quand on vous amène un enfant, un bébé… ou une femme enceinte.
Je frémis.
— Tu en as, des enfants ?
— Non, je ne suis pas très famille. Mais j’admire ça chez les autres.
— Tu es mariée ?
— C’est un interrogatoire de police ? Non, non plus, pas le genre qui se marie. D’autres questions ?
— Non, madame.
— Bien. Parce qu’il faut que j’y aille. Mon petit ami va se demander ce que je fabrique.
— Ton petit ami ? je répète, sans pouvoir dissimuler mon étonnement.
Elle me sourit de toutes ses dents.
— Oui, il se trouve que j’ai quelques-uns de ces spécimens.
Elle se lève et passe dans la salle de bains. J’entends la douche. Peu de temps après, elle réapparaît, enveloppée dans une serviette. Je ne peux m’empêcher de la trouver fascinante et elle le sait. Elle enfile ses sous-vêtements, son jean et son tee-shirt.
— On se reverra. Tu t’en doutes, hein ?
— Oui, dis-je en cherchant ma respiration.
Elle se penche vers moi pour m’embrasser sur la bouche. Un baiser langoureux, gourmand.
— Je n’en ai pas fini avec toi, monsieur le Parisien. Et pas la peine de rentrer le ventre. Tu es déjà assez sexy comme ça.
De nouveau le clic léger de la porte. Elle est partie. Je suis encore sous le choc, comme si une lame de fond venait de me heurter de plein fouet. Sous la douche, je glousse bêtement en repensant à son culot. Outre l’attitude audacieuse, quelque chose de follement attirant se dégage d’elle, une chaleur, un charme irrésistible. Elle vient d’accomplir quelque chose de magistral, je songe en enfilant mes vêtements, grâce à elle je me sens bien avec moi-même, ce qui n’était pas arrivé depuis des mois. Je me surprends à chantonner.
Pour une fois, j’ose me regarder dans le miroir. Mon visage tout en longueur. Mes sourcils épais. Mes membres plutôt fins et ma bedaine. J’ai un drôle de sourire. L’homme que j’ai en face de moi ne ressemble plus à Droopy. Non, il est même plutôt attirant, avec ses cheveux poivre et sel en bataille et la lueur démoniaque qui brille au fond de ses yeux noisette.
Si seulement Astrid pouvait me voir maintenant. Si seulement Astrid pouvait me désirer autant que cette Angèle Rouvatier qui en réclame encore. Quand vais-je cesser d’être hanté par mon ex-femme ? Quand vais-je être capable de tourner la page et d’avancer ?
Je pense au métier d’Angèle. Je n’ai aucune idée de ce en quoi consiste exactement la thanatopraxie. Mais ai-je vraiment envie de le savoir ? Cela me fascine, d’une façon obscure que je ne souhaite pas approfondir. Je me souviens d’un documentaire vu à la télévision qui montrait comment on prépare les cadavres. Injections de sérum, lissage des visages, coutures des blessures, redressement des membres, maquillage spécifique. Boulot sinistre, avait dit Astrid qui regardait ce programme avec moi. Ici, dans cet hôpital de province, quel genre de cadavres pouvait bien avoir Angèle ? Des vieux, des accidentés de la route, des cancéreux, des cardiaques. Un thanatopracteur s’est-il occupé du corps de ma mère ? À l’hôpital, j’avais fermé les yeux. Je me demande si Mélanie a fait la même chose.
Les funérailles ont eu lieu à l’église Saint-Pierre de-Chaillot, à dix minutes de l’avenue Kléber. Ma mère a été enterrée dans le cimetière proche du Trocadéro. Dans le caveau de la famille Rey. Il y a une dizaine d’années, j’y ai emmené les enfants. Je voulais leur montrer sa tombe, la tombe d’une grand-mère qu’ils n’ont jamais connue. Comment se fait-il que j’aie si peu de souvenirs de ces funérailles ? Quelques flashes, l’obscurité de l’église, les gens peu nombreux, les murmures, les lys blancs et leur parfum entêtant, les étrangers qui défilaient et nous serraient dans leurs bras. Je dois parler de tout ça avec ma sœur, lui demander si elle a vu le visage de notre mère morte. Hélas, ce n’est pas le moment, je le sais.
Je repense à ce que Mélanie s’apprêtait à me dire quand la voiture a quitté la route. Depuis l’accident, j’ai constamment cela à l’esprit, cette énigme ne me quitte pas, elle est là, dans un coin de ma tête, comme un poids mort, oppressant. J’hésite à en parler au docteur Besson. Comment le lui dire et, surtout, qu’en pensera-t-elle ? Évidemment, la seule personne avec qui j’ai vraiment envie d’en parler, pour le moment, c’est mon ex-femme. Mais elle n’est pas là.