Mes exigences sont accueillies avec des haussements d’épaules et des soupirs. Puis tous s’installent à table et le silence se fait, ponctué par des bruits de mastication. J’observe le petit groupe que nous formons. Mon premier été sans Astrid. J’en déteste chaque instant.
La soirée s’étire devant moi comme un champ à l’abandon. L’ultime erreur, c’était d’installer la WIFI et de leur offrir à chacun un ordinateur. Les enfants s’isolent dans leur espace privé et je les vois à peine. Plus jamais nous ne regardons la télévision en famille. Internet a pris le pas, en prédateur silencieux.
Je m’allonge sur le canapé et choisis un DVD. Un film d’action avec Bruce Willis. À un moment, j’appuie sur pause pour appeler Valérie et Mélanie et pour envoyer un SMS à Angèle, au sujet de notre prochain rendez-vous. La soirée est interminable. Ça glousse dans la chambre de Margaux, ça fait ping et pong dans celle de Lucas, dans celle d’Arno, on entend juste un bruit de basse qui sort de son casque. La chaleur a raison de moi. Je m’endors.
Quand j’ouvre les yeux, groggy, il est près de deux heures du matin. Je me lève comme je peux. Je trouve Lucas profondément endormi, la joue écrasée contre la Nintendo. Je le mets délicatement au lit en faisant tout mon possible pour ne pas le réveiller. Je décide de ne pas aller voir dans la chambre d’Arno. Après tout, il est en vacances et je n’ai pas envie de m’engueuler avec lui parce qu’il est trop tard et qu’il devrait dormir à cette heure, blablabla… Je me dirige vers la chambre de ma fille. Une odeur qui ne peut être que celle d’une cigarette me chatouille les narines. Je demeure un moment immobile, la main sur la poignée de sa porte. Toujours des gloussements, mais en sourdine. Je cogne. Les rires cessent immédiatement. Margaux ouvre. La chambre disparaît sous la fumée.
— Les filles, vous ne seriez pas en train de fumer, par hasard ?
Ma voix s’étrangle, presque timide, et j’enrage en m’entendant parler ainsi, moi l’adulte.
Margaux hausse les épaules. Pauline est affalée sur le lit. Elle ne porte qu’un soutien-gorge à frou-frou et une culotte transparente bleue. Je détourne mes yeux de la rondeur de sa poitrine qui semble me sauter au visage.
— Juste quelques cigarettes, papa, dit Margaux en levant les yeux au ciel.
— Je te rappelle que tu n’as que quatorze ans. C’est vraiment la chose la plus idiote que tu puisses faire…
— Si c’est si idiot que ça, pourquoi tu fumes alors ? rétorque-t-elle avec une pointe d’ironie.
Elle me claque la porte au nez.
Je reste dans le couloir, les bras ballants. Je m’apprête à frapper de nouveau à sa porte. Mais je laisse tomber. Je me retire dans ma chambre et m’assois sur mon lit. Comment Astrid aurait-elle réagi dans une telle situation ? Hurlé ? Puni ? Menacé ? Est-ce que Margaux se permet de fumer quand elle est chez sa mère ? Pourquoi faut-il que je me sente si impuissant ? Ça ne pourrait pas être pire. J’espère.
Même dans son austère blouse d’hôpital bleue, Angèle est sexy. Elle enroule ses bras autour de moi, sans se soucier que nous soyons tous les deux dans la morgue, entourés de cadavres, tandis que des familles éplorées attendent dans la pièce d’à côté. Chacune de ses caresses me fait l’effet d’une décharge électrique.
— Quand es-tu libre ?
Je ne l’ai pas vue depuis plus de trois semaines. La dernière fois que je suis venu voir Mélanie, j’étais avec mon père et je n’ai pas eu une minute pour passer du temps avec Angèle. Mon père était fatigué et il avait besoin que je le reconduise à Paris.
Elle soupire.
— Carambolage sur l’autoroute, quelques crises cardiaques, un cancer, une rupture d’anévrisme, tout le monde semble s’être donné le mot pour mourir en même temps.
— Rupture d’anévrisme… dis-je tout bas.
— Une jeune femme d’une trentaine d’années.
Je la tiens serrée contre moi, en caressant ses cheveux lisses et soyeux.
— Ma mère est morte d’une rupture d’anévrisme, à la trentaine.
Elle lève les yeux vers moi.
— Mais tu n’étais encore qu’un gosse…
— Oui.
— L’as-tu vue morte ?
— Non. J’ai fermé les yeux au dernier moment.
— Les personnes qui meurent d’une rupture d’anévrisme restent belles. Avec cette jeune femme, je n’ai pas eu grand-chose à faire.
L’endroit où nous sommes est frais, silencieux, un petit couloir qui jouxte la salle d’attente.
— Tu es déjà passé voir ta sœur ? demande-t-elle.
— Je viens d’arriver. Elle est avec les infirmières. J’y retourne maintenant.
— OK. Laisse-moi une heure ou deux. Après, j’aurai terminé.
Elle dépose sur ma bouche un baiser chaud et humide. Je rejoins l’aile où se trouve Mélanie. L’hôpital semble très plein, il y a plus d’activité que d’habitude. Ma sœur est moins pâle, son teint presque rose. Ses yeux s’éclairent quand elle me voit.
— J’ai hâte de sortir d’ici, murmure-t-elle. Ils sont tous très gentils, mais je veux rentrer chez moi.
— Que dit le docteur Besson ?
— Elle dit que c’est pour bientôt. Comment s’est passée ta semaine ?
Je grimace, sans savoir par où commencer. Une mauvaise semaine à tous points de vue. Paperasserie ennuyeuse pour l’assurance de la voiture. Énième dispute avec Rabagny à propos de la crèche. Irritation à son comble avec Lucie. Et puis, notre père, son âge et sa mauvaise humeur. Un week-end difficile avec les enfants. L’école vient de reprendre et tout le monde est tendu. Jamais été aussi heureux de les déposer à Malakoff. Mais je garde les détails pour moi et réponds que c’était une de ces semaines où tout va de travers.
Je reste avec elle un moment. Nous parlons des lettres, des fleurs, des appels qu’elle a reçus. Le vieux Beau a envoyé une bague avec un rubis, de chez un joaillier de la place Vendôme. Je crois toujours qu’à un moment ou à un autre, elle va reparler de l’accident, mais non. La mémoire de cet instant ne lui est pas encore revenue. Je dois me montrer patient.
— J’ai hâte que ce soit l’automne, l’hiver… soupire Mélanie. Je déteste les fins d’été. Et il me tarde de voir revenir la saison des petits matins glacials et des bouillottes.
Le docteur Besson fait son entrée. Elle me serre la main et nous informe que Mélanie pourra être ramenée à Paris en ambulance d’ici quelques semaines, autour de la mi-septembre. Elle pourra passer sa convalescence chez elle, une convalescence de deux mois au moins, sous la surveillance d’un kinésithérapeute et avec des visites régulières chez son médecin.
— Votre sœur a été très courageuse, ajoute-t-elle, alors que nous remplissons quelques papiers dans son bureau.
Elle me tend une liasse de formulaires de sécurité sociale et d’assurance. Puis ses yeux fixent les miens.
— Comment va votre père ?
— Vous pensez qu’il est malade, n’est-ce pas ?
Elle acquiesce.
— Il ne s’est confié ni à ma sœur ni à moi sur ce qui n’allait pas. J’ai remarqué sa fatigue, mais je ne peux rien vous dire de plus.
— Et votre mère ? demande-t-elle. Sait-elle quelque chose ?
— Notre mère est morte quand nous étions petits.
— Oh, je suis désolée.
— Notre père s’est remarié. Mais je ne sais pas si ma belle-mère me révélerait quoi que ce soit sur sa santé. Nous ne sommes pas très proches.
Elle réfléchit un moment avant de reprendre.
— Je voulais m’assurer qu’il était surveillé médicalement.
— Pourquoi êtes-vous inquiète ?
— Je voulais être sûre.
— Voulez-vous que je lui parle ?
— Oui.
— Demandez-lui s’il voit un docteur.
— D’accord, je le ferai.