— C’était difficile ?
— Au début, oui. Mais je sais à quel point c’est important, quand on a perdu quelqu’un de cher, de pouvoir le regarder une dernière fois et de trouver de la paix sur son visage.
— Il y a beaucoup de femmes qui font ce métier ?
— Plus que tu n’imagines. Quand je m’occupe de bébés ou de jeunes enfants, les parents sont soulagés de savoir qu’ils vont avoir affaire à une femme. Ils doivent penser qu’une femme aura des gestes plus doux, sera attentive aux détails, respectera la dignité de ceux qu’ils aimaient.
Elle me prend la main et me sourit, avec cette lenteur si particulière.
— Tu me laisses le temps d’une douche et je vais te faire oublier tout ça. On va chez moi.
Nous traversons les bureaux adjacents. Juste après, se trouve une cabine de douche carrelée de blanc.
— J’en ai pour une minute, dit-elle en disparaissant.
Sur son bureau, je remarque des photographies. De vieux clichés en noir et blanc montrant un homme d’âge mûr. Il lui ressemble énormément. Ce doit être son père. Les mêmes yeux, le même menton. Je m’assois à son bureau. Des papiers, un ordinateur, des lettres. Près de son téléphone portable, se trouve un petit agenda. Je suis tenté d’y jeter un coup d’œil. Je veux tout savoir de cette fascinante Angèle Rouvatier. Ses petits amis, ses rendez-vous galants, ses secrets. Mais je résiste finalement à mon envie. Je suis heureux de l’attendre ici, même si je ne suis probablement qu’un homme de plus qui a craqué pour elle. J’entends la douche couler dans la pièce d’à côté. J’imagine l’eau glissant sur sa peau douce, tout le long de son corps. Je suis obsédé par ses lèvres chaudes et humides. Obsédé par ce que nous allons faire quand nous arriverons chez elle. J’y pense dans les détails. Je sens monter une érection monumentale. Pas vraiment convenable dans une morgue.
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai la sensation que ma vie s’éclaire. Comme le premier rayon de soleil après la pluie. Une lumière fraîche et délicate. Comme le passage du Gois réapparaissant à la marée descendante. Je ne veux pas passer à côté de ça. Je ne veux pas en rater une miette.
Mi-septembre, Mélanie rentre chez elle pour la première fois depuis l’accident. Je me tiens à ses côtés sur le seuil de son appartement. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a l’air encore bien frêle et bien pâle. Elle marche toujours difficilement, avec des béquilles, et je sais que les prochaines semaines seront entièrement consacrées à une rééducation intense. Elle est heureuse et sourit largement quand elle voit que tous ses amis sont là pour lui souhaiter la bienvenue, les bras chargés de fleurs et de cadeaux.
Chaque fois que je vais lui rendre visite, rue de la Roquette, quelqu’un est à ses côtés pour lui tenir compagnie, qui prépare du thé, cuisine, écoute de la musique avec elle ou la fait rire. Si tout se passe bien, elle pourra reprendre son travail au printemps. Qu’elle en ait envie est une autre question.
— Je ne sais pas si l’édition est toujours un métier aussi intéressant qu’auparavant, nous avoue-t-elle, à Valérie et à moi, un soir, à dîner. J’ai du mal à lire. Je ne peux pas me concentrer, cela ne m’était jamais arrivé auparavant.
L’accident a transformé ma sœur. Elle est plus calme, plus réfléchie, moins stressée. Elle a arrêté de se teindre les cheveux, et finalement ses mèches blanches, qui brillent comme des fils d’argent dans la masse de sa chevelure, lui vont bien. Cela lui donne plus de classe encore. Un ami lui a offert un chat, une créature noire aux yeux jaunes appelée Mina.
Quand je parle à ma sœur, je brûle de lui lancer tout à trac : « Mel, te souviens-tu de ce que tu voulais me dire au moment de l’accident ? » mais je n’ose jamais. Sa fragilité me retient. J’ai plus ou moins abandonné l’espoir que les phrases qu’elle s’apprêtait à me dire lui reviennent. Mais j’y pense sans arrêt.
— Et ton vieil admirateur salace, il devient quoi ? lui demandé-je un jour en la taquinant, avec Mina ronronnant sur mes genoux.
Nous sommes dans son salon. La pièce est très lumineuse, sur les murs olive pâle, des rangées de livres. Il y a un grand canapé blanc, une table ronde avec un plateau de marbre, une cheminée. Mélanie a fait des merveilles dans son appartement. Elle l’a acheté il y a quinze ans sans emprunter un centime à notre père. C’était, à l’origine, une enfilade de chambres de bonne minables, au dernier étage d’un bâtiment sans prétention, dans un arrondissement qui n’était pas encore à la mode. Elle a fait abattre les murs, restauré les planchers, monté une cheminée sans me demander mon aide ou mes conseils. J’ai trouvé cela plutôt vexant à l’époque, mais j’ai fini par comprendre que c’était, pour Mélanie, une façon d’affirmer son indépendance. Et j’ai admiré ça.
Elle balance la tête.
— Oh ! lui… Il continue à m’écrire, il m’envoie des roses. Il m’a même offert de m’emmener en week-end à Venise. Tu m’imagines à Venise avec mes béquilles ? – Nous rions. – La vache, c’était quand la dernière fois que j’ai fait l’amour ? – Elle me regarde avec des yeux ronds. – Je n’arrive même pas à m’en souvenir. C’était probablement avec lui, le pauvre vieux.
Elle plante sur moi un regard inquisiteur.
— Et ta vie sexuelle, à toi, Tonio ? Tu fais bien des mystères et je ne t’ai pas vu aussi joyeux depuis des années.
Je souris en pensant aux cuisses douces comme de la crème d’Angèle. Je ne sais pas vraiment quand je vais la revoir, mais cette attente pleine d’impatience et d’angoisse rend la chose plus excitante encore. Nous nous parlons au téléphone tous les jours, plusieurs fois par jour, plus les SMS, les mails. Le soir, je m’enferme dans ma chambre comme un adolescent coupable et je la regarde nue par webcam. J’avoue plus ou moins à ma sœur que j’entretiens une relation à distance avec une thanatopractrice terriblement sexy.
— Eh bien ! s’exclame-t-elle. Éros et Thanatos. Tu parles d’un cocktail freudien ! Et quand pourrai-je la rencontrer, cette créature ?
Je ne sais même pas moi-même quand je vais la revoir en chair et en os. Au bout d’un moment, la webcam cessera d’être excitante, j’en suis sûr, et j’aurai besoin de la toucher, de sentir son corps, de la prendre. De la prendre vraiment. Ce n’est pas ce que je dis à Mélanie, mais je sais qu’elle comprend.
J’envoie un SMS particulièrement audacieux à Angèle et reçois une réponse immédiate, avec l’horaire du prochain Paris-Nantes. J’ai un important rendez-vous pour un nouveau contrat – des bureaux pour une banque dans le 12e arrondissement, près de Bercy – qui m’empêche de prendre ce train. Encore un boulot fastidieux, mais je n’ai pas les moyens de refuser.
Angèle me manque plus cruellement chaque jour. C’est presque insupportable. La prochaine fois que nous nous verrons, ce sera un véritable feu d’artifice. Cette pensée me permet de tenir le coup.
Un soir d’octobre, en descendant à la cave, j’ai découvert un trésor. Je cherchais une bonne bouteille de vin pour un dîner où j’avais invité Hélène, Emmanuel et Didier ; j’avais envie qu’ils se régalent, que ce soit inoubliable. Mais je suis remonté triomphalement avec, au lieu d’un Croizet Bages, un vieil album de photos. Il était resté dans un carton, que je n’avais pas pris la peine d’ouvrir, au milieu d’un fouillis de bulletins scolaires, de cartes routières, de taies d’oreillers froissées et de serviettes de bain Disney qui sentaient le moisi. À l’intérieur, de vieux clichés en noir et blanc de Mélanie et moi. Une série sur ma première communion. Moi, sept ans, en aube blanche, le visage grave, arborant fièrement une montre toute neuve à mon poignet. Mélanie, quatre ans, des joues rebondies et une robe à smocks bordée de dentelle. La réception, avenue Georges-Mandel, champagne, jus d’orange et macarons de chez Carette. Mes grands-parents qui me regardent d’un air bienveillant. Solange. Mon père. Ma mère.