— Je veux la voir, dit Margaux. Je veux lui dire au revoir.
Les yeux de Suzanne se tournent vers moi.
— Ne m’en empêche pas, papa, me lance-t-elle, sans me regarder. Je veux la voir.
— Je ne t’en empêche pas, ma chérie. Je comprends.
Suzanne finit sa tasse de café.
— Bien sûr que tu peux la voir. Elle est encore à l’hôpital. Tu peux venir avec moi, ou bien avec ta mère.
— Ma mère est au Japon, dit Margaux.
— Alors, ton père peut t’y conduire, dit Suzanne en se levant. Il faut que j’y aille. J’ai beaucoup de choses à faire. De la paperasserie. Les funérailles. Je voudrais que ce soit un beau moment.
Elle s’interrompt et se mord les lèvres. Sa bouche se tord.
— De belles funérailles pour ma jolie petite fille.
Elle se retourne brutalement, mais j’ai le temps de voir son visage s’effondrer. Elle ramasse le sac et les vêtements, puis se dirige vers l’entrée. Devant la porte, elle redresse les épaules comme un soldat se préparant au combat. J’ai pour elle une immense admiration.
— À plus tard, chuchote-t-elle sans lever les yeux.
On dirait que je suis condamné à passer du temps dans les morgues d’hôpital. Margaux et moi attendons à la Pitié-Salpêtrière pour voir le corps de Pauline. Comparé à l’endroit lumineux où travaille Angèle, cette morgue parisienne est sombre et déprimante. Pas de fenêtres, une peinture qui s’écaille, un linoléum sans âge. Rien qui ne rende le lieu un tant soit peu accueillant. Nous sommes seuls et l’unique son qui nous parvient, ce sont les bruits de pas qui arpentent le couloir et des murmures lointains. Le type qui travaille ici dégage une quarantaine imposante. Il n’a pas un mot de condoléances, pas un sourire. À force de voir des cadavres toute la journée, il doit être blasé. Même une gamine de quatorze ans morte d’une crise cardiaque, ça ne doit lui faire ni chaud ni froid, enfin, c’est ce que j’imagine. Mais j’ai tort. Quand il revient nous chercher, il se penche vers Margaux et lui dit :
— Votre amie est prête. Vous êtes sûre que ça va aller, mademoiselle ?
Margaux hoche la tête, le menton décidé.
— Ce n’est pas facile de voir quelqu’un qu’on aime, mort. Peut-être que votre papa devrait venir avec vous.
Ma fille lève les yeux vers lui comme si elle observait sa peau couperosée.
— C’était ma meilleure amie et je l’ai vue mourir, s’étrangle-t-elle.
Cette phrase, elle ne s’en rend pas encore compte, elle la prononcera toute sa vie. Le thanatopracteur hoche la tête.
— Votre père et moi vous attendons derrière la porte, au cas où vous auriez besoin de nous, d’accord ?
Elle se lève, remet ses vêtements en place, recoiffe d’un geste ses cheveux. Je voudrais la retenir, la protéger, l’envelopper dans mes bras. Va-t-elle tenir le coup ? Sera-t-elle assez forte ? Et si elle s’évanouissait ? Si cela la blessait pour toujours ? Le type la conduit jusqu’à la pièce d’à côté, ouvre la porte et la laisse entrer.
Suzanne et Patrick apparaissent avec leur fils. Nous nous embrassons et nous enlaçons sans dire un mot. Leur petit garçon est pâle et fatigué. Nous attendons.
Puis la voix de Margaux résonne. Elle m’appelle. Pas en disant « Papa », mais « Antoine ». C’est la première fois qu’elle m’appelle par mon prénom.
J’entre dans la pièce. Taille comparable à celle qu’Angèle m’a montrée, là-bas. L’odeur dominante m’est familière. Mes yeux se posent sur le corps allongé devant nous. Je m’approche. Pauline est si jeune et si frêle. Le corps sculptural semble avoir rétréci. Elle porte un chemisier rose et un jean. Des Converse. Ses mains sont croisées sur son ventre. Je regarde finalement son visage. Pas de maquillage. Sa peau nue et blanche. Ses cheveux blonds sont simplement coiffés en arrière. Ses lèvres closes ont l’air naturel. Angèle serait satisfaite.
Margaux se penche contre moi. Je pose ma main sur sa nuque, comme lorsqu’elle était petite. Elle ne me repousse pas, pour une fois.
— C’est plus fort que moi, je ne comprends pas, dit-elle.
Elle file hors de la pièce.
Je pense à mon père. S’est-il tenu devant elle, dans une morgue d’hôpital, à essayer d’apprivoiser l’idée de la mort ? Où se trouvait-il quand on lui a annoncé que sa femme était morte ? Qui l’a appelé ? Il devait être à son bureau situé, à cette époque, près des Champs-Élysées.
Je pose délicatement ma main sur la tête de Pauline. Je n’avais jamais touché un mort. Je ne retire pas ma main, pas encore. Au revoir, Pauline. Au revoir, petite enfant.
Soudain, je frissonne. Ce pourrait être ma fille, là, à sa place. Je pourrais être en train de regarder ma propre fille. De toucher son cadavre. J’essaie de maîtriser mon tremblement. Je voudrais qu’Angèle soit près de moi. Je pense au réconfort qu’elle saurait me donner, à son bon sens, à sa connaissance profonde de la mort. J’imagine que c’est Angèle qui a préparé le corps de Pauline, avec le soin et le respect qu’elle montre à tous ceux qu’elle appelle si joliment ses « patients ».
Une main sur mon épaule. Patrick. Nous observons en silence le corps de Pauline. Il s’aperçoit que je tremble et presse mon épaule en un geste réconfortant. Mon tremblement ne disparaît pas. Je pense à tout ce que Pauline aurait pu devenir, tout ce qui lui était promis et qu’elle ne connaîtra jamais. Ses études. Les voyages. L’entrée dans l’âge adulte. La carrière. La maternité. La vieillesse.
La frayeur me quitte et cède la place à la colère. Quatorze ans, nom de Dieu ! Quatorze ans ! Comment continuer d’avancer ? Où trouve-t-on le courage, la force ? La religion est-elle une solution ? Est-ce là que Patrick et Suzanne trouvent un réconfort ?
— C’est Suzanne qui l’a habillée. Toute seule. Elle a refusé que quelqu’un d’autre s’en occupe, explique Patrick. Nous avons choisi ses vêtements ensemble. Son jean et son chemisier préférés.
Il tend la main et caresse doucement la joue froide de sa fille. Je fixe le chemisier rose. L’image des doigts de Suzanne qui ferment avec difficulté la longue rangée de boutons contre la peau sans vie de Pauline m’apparaît. Une image qui pèse sur moi de tout son épouvantable poids.
Margaux ressent le besoin de passer du temps avec Patrick et Suzanne. J’imagine que c’est sa façon à elle de rester proche de Pauline. En quittant la Pitié, je consulte mon téléphone. J’ai un message de ma sœur. Appelle-moi ; c’est urgent. Je trouve la voix de Mélanie étrangement calme. Lorsque je la rappelle, je déballe tout en vrac : la mort de Pauline, Margaux, l’horreur, l’absence d’Astrid, les règles de Margaux, le cadavre de Pauline, Patrick et Suzanne, Suzanne habillant le corps de sa fille.
— Antoine, m’interrompt-elle, écoute-moi.
— Quoi ? dis-je avec un brin d’impatience.
— J’ai besoin de te parler. Il faut que tu viennes tout de suite.
— Je ne peux pas. Je dois retourner au bureau.
— Il faut vraiment que tu viennes.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Elle reste silencieuse puis déclare :
— Je me souviens. Je sais pourquoi j’ai eu cet accident.
Une étrange appréhension me serre le cœur. J’attends cet instant depuis trois mois et il est là, enfin. Et voici que je redoute de l’affronter. Je ne sais pas si je suis capable d’encaisser. La mort de Pauline m’a terrassé.
— D’accord, je murmure. J’arrive tout de suite.
Le trajet de la Pitié-Salpêtrière à la Bastille dure un temps fou. La circulation est dense mais j’essaie de garder mon calme. Je mets une éternité à trouver une place de parking dans la rue de la Roquette, bondée. Mélanie m’attend, son chat dans les bras.