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Les femmes sont tellement plus fortes que les hommes. Elle a l’air plus fragile que jamais dans son jean slim et son pull beige. Pourtant, une vraie puissance émane d’elle, une réelle détermination. Mélanie n’a pas peur, moi si. Elle me prend la main d’un geste maternel, comme si elle savait exactement ce qui me traversait l’esprit.

— Ne te laisse pas affecter par tout ça, Tonio. Rentre chez toi et occupe-toi de ta fille, elle a besoin de toi. Quand tu seras prêt, nous en reparlerons. Il n’y a pas d’urgence.

Je marque mon accord d’un hochement de tête. Me lève pour partir. J’ai la gorge serrée. La simple idée de retourner au bureau, de devoir affronter Lucie et le travail à abattre m’accable. J’embrasse ma sœur et file droit vers l’entrée. Au moment de sortir, je me retourne et lui dis :

— Tu dis que tu sais où trouver des informations.

— Oui. Chez Blanche.

Notre grand-mère. Elle a raison, bien sûr. Blanche aura probablement les réponses aux questions que nous nous posons. En tout cas, certaines réponses. Quant à savoir si elle sera d’accord pour nous les donner, ça, c’est une autre histoire.

Au lieu de retourner au bureau, je file tout droit à la maison. En chemin, je laisse un message à Lucie pour l’informer que je serai absent le reste de la journée. Arrivé chez moi, je me prépare une tasse de café, allume une cigarette et fume en buvant, assis à la table de la cuisine. J’ai toujours cette boule dans la gorge. Mon dos est douloureux. Je suis lessivé.

Le souvenir que m’a dévoilé Mélanie me hante. La chambre baignée par le clair de lune que je n’ai pas vue de mes propres yeux mais que j’imagine très bien, trop bien. Notre mère et son amante. Amante. Qu’est-ce qui me choque ? Que notre mère ait été infidèle ou qu’elle était bisexuelle ? Je ne suis pas sûr de savoir ce qui me bouleverse le plus. Et que ressent Mélanie à ce sujet ? Est-ce moins dur pour moi, parce que je suis un homme, d’imaginer ma mère lesbienne plutôt que mon père gay ? Voilà sans doute un bon cas pour un psy.

Je pense à mes amis homos, hommes et femmes. Mathilde, Milena, David, Matthew. À ce qu’ils m’ont raconté sur le jour où ils ont révélé leur secret, fait leur coming out, et de la réaction de leurs parents. Certains ont compris et accepté, d’autres ont préféré nier la vérité. Quelle que soit votre ouverture d’esprit, votre tolérance, la nouvelle de l’homosexualité d’un de vos parents tombe comme un couperet. Et n’est-ce pas plus dur encore quand ce parent est mort, quand il n’est plus là pour répondre à vos questions ?

La porte d’entrée se referme en claquant. Arno arrive, flanqué d’une fille sinistre au rouge à lèvres noir. Je ne saurais dire s’il s’agit de sa copine habituelle ou d’une autre fille. Elles se ressemblent toutes. Panoplie gothique, bracelets cloutés, vêtements longs et noirs. Il me salue d’un geste de la main en me souriant vaguement. La fille me dit à peine bonjour, les yeux rivés au sol. Ils vont directement dans sa chambre et la musique se met à hurler. Quelques minutes plus tard, claquement de porte à nouveau. Cette fois, c’est Lucas. Son visage s’éclaire quand il me voit. Il se jette dans mes bras, en manquant de renverser mon café. Il est étonné de me trouver à la maison. J’avais besoin de souffler un peu aujourd’hui, j’ai quitté le bureau plus tôt. C’est un petit gars sérieux, Lucas. Il ressemble tant à Astrid que le simple fait de le regarder me fait mal, parfois. Il veut savoir quand sa mère sera là. Je le lui dis. Mardi, pour les funérailles. Est-ce une bonne idée que Lucas assiste à ces funérailles ? Il est peut-être trop jeune. Enterrer Pauline… Même moi, ça me fait peur. Je lui demande gentiment ce qu’il en pense. Il se mord les lèvres. Si nous sommes là tous les deux, Astrid et moi, peut-être que ça ira, dit-il. J’en discuterai avec sa mère. Sa petite main est posée sur la mienne, sa lèvre inférieure tremble. C’est la première fois qu’il est confronté à la mort. La mort de quelqu’un qu’il connaissait bien, avec qui il a grandi, passé de nombreuses vacances d’été et d’hiver. La mort de quelqu’un qui n’avait que trois ans de plus que lui.

J’essaie d’apaiser mon fils. Mais en suis-je vraiment capable ? Quand ma mère est morte, j’avais son âge et personne ne m’a réconforté. Est-ce pour cela que je suis, si inapte à offrir de la tendresse et du soutien ? Sommes-nous condamnés à être façonnés par notre enfance, ses blessures, ses secrets, ses souffrances cachées ?

Samedi. Margaux est toujours chez Patrick et Suzanne. Il semble qu’elle ait vraiment besoin de se rapprocher d’eux, comme eux ont besoin d’être près d’elle. Si Astrid avait été là, notre fille serait-elle restée à la maison ?

Arno sort, comme d’habitude, en marmonnant je ne sais quoi à propos d’une fête et qu’il rentrera tard ce soir. Quand je fais allusion à ses notes catastrophiques, à son prochain carnet, au fait qu’il ferait peut-être mieux d’étudier au lieu de sortir, il me jette un regard froid, lève les yeux au ciel et claque la porte. J’ai envie de l’attraper par la peau du cou et de lui flanquer un bon coup de pied au cul, histoire d’accélérer sa descente d’escalier. Je n’ai jamais frappé mes enfants. Ni personne d’ailleurs. Est-ce que cela fait de moi une meilleure personne ?

Lucas est abattu et cela m’inquiète. Je lui prépare son repas favori, un steak frites, et son dessert préféré, de la glace au chocolat. Il a même droit à du Coca-Cola. Je lui fais promettre de ne rien dire à sa mère. En bonne adepte de la nourriture bio, elle serait horrifiée. Pour la première fois ce soir, il sourit. Il aime l’idée de partager un secret avec moi. Je le regarde engloutir son dîner. Nous n’avons pas été seuls tous les deux depuis longtemps, et quand Arno et Margaux sont là, c’est la bataille permanente, un incessant combat de catch.

La nuit précédente ayant été mouvementée, je décide d’aller me coucher tôt. Lucas aussi a l’air fatigué et, pour une fois, il ne râle pas quand je lui suggère qu’il est l’heure de se mettre au lit. Il me supplie de laisser la porte ouverte et de ne pas éteindre la lumière dans le couloir. J’accepte sans rechigner. Puis je me coule sous ma couette, en priant pour ne pas être hanté par les images de la nuit dernière.

La sonnerie stridente du téléphone déchire la nuit et mon sommeil. Je tâtonne pour trouver la lumière et le combiné. Le réveil, posé sur la table de nuit, indique 2 : 47.

C’est un homme à la voix cassante.

— Êtes-vous le père d’Arno Rey ?

Je m’assois dans mon lit, la bouche sèche.

— Oui…

— Commissaire Bruno, du commissariat du 10e arrondissement. Il faut que vous veniez immédiatement, monsieur, votre fils a des ennuis. En tant que mineur, on ne peut pas le libérer sans votre signature.

— Que s’est-il passé ?

— Il est en cellule de dégrisement. Venez tout de suite.

Il me donne l’adresse. 26, rue Louis-Blanc. Puis raccroche. Je me lève, enfile mes vêtements comme un robot. Cellule de dégrisement. Ça veut dire qu’il était soûl ? C’est bien là qu’on met les gens interpellés en état d’ivresse, non ? Devrais-je appeler Astrid à Tokyo, cette fois encore ? À quoi bon ? De là-bas, qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Oh oui, reprend la voix intérieure, cette petite voix que je déteste, c’est toi qui as les choses en main, mon pote, à toi d’aller au front, de faire face à l’ennemi, c’est ton boulot, mon pote, c’est toi le père. Toi le père, tu entends ! Faut t’y faire, mon gars.

Lucas ! Je ne peux pas le laisser là. S’il se réveille et qu’il s’aperçoit qu’il n’y a personne, qu’il est tout seul ? Je dois l’emmener avec moi. Non, dit la voix, tu ne peux pas lui imposer ça. Et si Arno était dans un état lamentable, imagine les dégâts. Il est bien assez bouleversé par la mort de Pauline, pas la peine d’en rajouter. On n’emmène pas un enfant fragile dans un commissariat au milieu de la nuit parce que son frère a pris une cuite. Réfléchis un peu, PAPA !