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J’appelle Mélanie. Sa voix est tellement claire que je me demande si elle dormait. Je lui explique rapidement la situation. Peut-elle venir passer la nuit chez moi ? Je laisserai la clef sous le paillasson, je ne veux pas que Lucas reste tout seul. Bien sûr, c’est d’accord, elle part tout de suite. Sa voix est posée et rassurante.

Le poste de police est quelque part derrière la gare de l’Est, près du canal Saint-Martin. Paris n’est jamais vide le samedi soir. Des groupes de gens traînent place de la République et boulevard Magenta, malgré le froid. Je mets du temps à arriver là-bas et à trouver où me garer. Le flic en faction me laisse entrer. L’endroit est aussi pimpant et réjouissant que la morgue de l’hôpital. Un petit homme sec avec des yeux gris pâle s’avance vers moi. Il se présente. Commissaire Bruno.

— Pouvez-vous me dire ce qui est arrivé ?

— Votre fils a été arrêté avec une bande d’adolescents.

— Pour quelle raison ?

Son impassibilité m’exaspère. Il semble prendre un malin plaisir à temporiser et à observer chaque mouvement de mon visage.

— Ils ont saccagé un appartement.

— Je ne comprends pas.

— Votre fils s’est introduit dans une fête, ce soir. Avec quelques-uns de ses amis. La fête était donnée par une jeune fille du nom d’Émilie Jousselin. Elle vit rue du Faubourg-Saint-Martin, juste au coin de la rue. Votre fils n’était pas invité. Une fois que lui et ses camarades sont entrés, ils en ont appelé d’autres. Des tas de jeunes sont arrivés. Des amis d’amis. Et ainsi de suite. Au moins une centaine de personnes. Et tout ce beau monde s’est soûlé. Ils avaient apporté de l’alcool.

— Mais qu’ont-ils fait ? demandé-je, en essayant de garder mon calme.

— Ils ont mis l’appartement à sac. Quelqu’un a dessiné des graffitis sur les murs, un autre a cassé la vaisselle, un autre a découpé les vêtements des parents. Ce genre de bêtises.

Je m’étrangle.

— Je sais que ça doit faire un choc, monsieur. Mais croyez-moi, c’est courant. Ce genre d’affaire se présente au moins une fois par mois. De nos jours, les parents partent pour le week-end sans savoir que, pendant ce temps-là, dans leur dos, leurs enfants ont organisé une soirée. C’est le cas de cette jeune fille. Ses parents n’étaient pas au courant. Elle leur a simplement dit qu’elle invitait quelques amies. Et elle n’a que quinze ans.

— Fréquente-t-elle le même lycée que mon fils ?

— Non. Mais elle avait fait circuler l’info pour sa fête sur Facebook.

— Comment pouvez-vous être sûr que mon fils a participé à tout ça ?

— La fête dégénérait, des voisins nous ont appelés. Quand mes hommes sont arrivés, ils ont arrêté un tas de jeunes. Beaucoup ont réussi à s’enfuir, mais votre fils était trop soûl. Il pouvait à peine bouger.

Je cherche désespérément des yeux une chaise. J’ai besoin de m’asseoir. Il n’y en a pas. Je regarde mes chaussures. Des mocassins de cuir. Mes chaussures banales. Et pourtant, ces pompes qui n’ont l’air de rien m’ont porté à la morgue de l’hôpital devant le corps de Pauline. Puis à l’appartement de Mélanie. Et à présent, ici, dans ce commissariat, au milieu de la nuit, pour venir chercher mon fils ivre mort.

— Vous voulez un verre d’eau ? propose le commissaire Bruno.

L’homme se révèle humain, finalement. J’accepte. J’observe la petite silhouette s’éloigner. Il revient aussitôt avec un verre d’eau qu’il me tend sans façon.

— Votre fils va arriver, dit-il.

Quelques minutes plus tard, deux policiers apparaissent, soutenant Arno par les épaules. Il avance en traînant les pieds, de la démarche maladroite typique du poivrot. Son visage est pâle, ses yeux sont injectés de sang. Il évite mon regard. Je sens la honte et la colère m’envahir. Comment Astrid réagirait-elle ?

Je signe quelques papiers. Arno empeste l’alcool, cependant je suis sûr qu’il est assez sobre pour se rendre compte de la situation. Le commissaire Bruno m’annonce que j’aurai besoin de prendre un avocat, au cas où les parents de la jeune fille déposeraient une plainte, ce qu’ils feront probablement. Nous quittons le commissariat. Je n’ai aucune envie d’aider mon fils. Je le laisse se traîner derrière moi jusqu’à la voiture, sans lui adresser la parole. Je ne veux même pas le toucher. Il me dégoûte. Pour la première fois de ma vie, je suis dégoûté par la chair de ma chair. Je le regarde se vautrer lamentablement dans la voiture. Un instant, il a l’air si jeune et fragile que je ressens presque de la pitié pour lui. Mais le dégoût reprend immédiatement le dessus. Il cherche sa ceinture et n’arrive pas à la boucler. Je ne bouge pas. J’attends qu’il se débrouille seul. Il respire bruyamment, comme quand il était petit. Quand il était un gentil petit garçon. Celui que je portais sur mes épaules et qui levait ses yeux innocents vers moi. Pas l’adolescent hautain au visage buté et méprisant. Je suis sidéré par le pouvoir des hormones, cette façon qu’elles ont de transformer en une nuit vos charmants enfants en parfaits inconnus.

Il est presque quatre heures du matin. Les rues sont vides. Les décorations de Noël brillent gaiement dans le froid et l’obscurité, même si personne n’est là pour les voir. Nous n’avons toujours pas échangé le moindre mot. Qu’aurait fait mon père dans la même situation ? Je ne peux m’empêcher d’avoir un sourire sardonique. M’aurait-il donné la correction de ma vie ? Il me frappait, je m’en souviens. Des coups au visage. Pas souvent, j’étais plutôt tranquille comme adolescent, rien à voir avec le rebelle assis à ma droite.

Est-ce que ce silence lui est inconfortable ? Prend-il la mesure de ce qui s’est passé cette nuit ? A-t-il peur de moi, de ce que je vais lui dire, du sermon inévitable, des conséquences ? Plus d’argent de poche, interdiction de sortir, obligation d’obtenir de meilleurs résultats à l’école, d’avoir une meilleure conduite et d’écrire aux parents de la jeune fille pour s’excuser.

Écroulé contre la portière, il semble s’endormir. Quand nous arrivons rue Froidevaux, je lui donne un coup dans les côtes pour le réveiller. Il sursaute. Il monte l’escalier du même pas hésitant et vacillant. Je passe devant sans l’attendre. Quand j’ouvre la porte, Mélanie est roulée en boule sur le canapé, en train de lire. Elle se lève, me prend dans ses bras et nous observons tous les deux Arno qui entre en zigzaguant.

Il aperçoit sa tante et un sourire en coin éclaire son visage. Mais personne ne lui renvoie son sourire.

— Hé, c’est bon vous deux, lâchez-moi, gémit-il.

Ma main part d’un coup et je le gifle de toutes mes forces. Tout va très vite et, étrangement, je vois mon geste au ralenti. Arno en a le souffle coupé. Sur sa joue, apparaît la marque rouge de mes doigts. Je ne lui ai toujours pas dit un mot.

Il me fixe, fou de rage. Je fais la même chose. Oui, dit la petite voix, c’est bien, c’est toi le papa. Le père. Et c’est toi qui fixes les règles, tes règles, que ce petit connard qui se trouve être ton fils soit d’accord ou pas.

Mes yeux le transpercent comme des flèches. Je n’ai jamais regardé mon fils de cette façon. Enfin, il baisse les siens.

— Allez, jeune homme, dit Mélanie brutalement, en lui attrapant le bras. File sous la douche et va te coucher !

Mon cœur bat vite. C’est douloureux. Je suis essoufflé alors que je n’ai pratiquement pas bougé. Je m’assois lentement. J’entends l’eau couler. Mélanie réapparaît, elle s’assoit à côté de moi et pose la tête sur mon épaule.