Выбрать главу

Clarisse. J’ai montré les photos à Angèle. Quelle jolie femme, s’était-elle écriée, le portrait craché de ta sœur ! Puis je lui ai confié pourquoi Mélanie avait perdu le contrôle de la voiture. Son visage a pris un air grave. Elle savait comment affronter la mort, comment réagir face aux adolescents, mais ce sujet-là n’était pas un sujet facile. Elle est restée silencieuse quelques minutes. J’ai ébauché un portrait de ma mère, sa franche simplicité, son enfance à la campagne, le contraste entre la riche famille Rey et son passé cévenole dont nous ignorions tout. J’avais du mal à trouver les mots justes, à la faire revivre, à rendre sa vérité. Oui, voilà, nous étions au cœur du problème, dans son cœur sombre. Notre mère nous était étrangère. Et davantage depuis le flash-back de Mélanie.

— Que vas-tu faire ? m’a demandé Angèle.

— Quand je serai prêt, après les funérailles, après Noël, j’irai voir ma grand-mère avec Mélanie.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis sûr qu’elle sait quelque chose à propos de ma mère et de cette femme.

— Pourquoi n’en parles-tu pas avec ton père ?

La question était si évidente. Elle m’avait cueilli.

— Avec mon père ?

— Oui, pourquoi pas ? Tu ne crois pas qu’il est au courant ? C’était son mari après tout.

Mon père. Son visage vieillissant, sa silhouette rabougrie. Sa rigidité. Son autorité. La foutue statue du Commandeur.

— Ce que tu dois comprendre, Angèle, c’est que je ne parle pas avec mon père.

— Oh, tu sais, moi non plus je ne parlais pas avec mon père, dit-elle d’une voix traînante. Mais c’est parce qu’il était mort.

Je n’ai pu m’empêcher de sourire.

— Tu veux dire que vous vous êtes disputés et que depuis, c’est silence radio ? m’a-t-elle demandé.

— Non, ai-je répondu. Je n’ai juste jamais parlé avec mon père. Je n’ai jamais eu de vraie conversation avec lui.

— Mais pourquoi ? a-t-elle demandé, perplexe.

— Parce que c’est comme ça. Mon père n’est pas du genre à discuter avec sa progéniture. Il ne s’autorise jamais la moindre démonstration d’amour, d’affection. Il veut être le chef, à chaque instant.

— Et tu le laisses faire ?

— Oui, ai-je admis. Je l’ai toujours laissé faire, parce que c’était plus facile. J’avais la paix. Il m’arrive d’admirer l’arrogance de mon fils parce que je n’aurais jamais osé m’opposer à mon père. Personne ne se parle dans ma famille. C’est ce qu’on nous a appris, c’est notre éducation.

Elle m’a embrassé dans le cou.

— Hmm… Ne commets pas la même erreur avec tes enfants, mon amour.

C’était intéressant de la voir avec Mélanie, Arno, Lucas et Margaux, qui a fini par rentrer, plus tard, à la maison. Ils auraient pu se montrer froids avec elle, ils auraient pu être irrités par sa présence, particulièrement en ce moment difficile où tant d’événements douloureux nous accablaient. Mais l’humour perspicace d’Angèle, son franc-parler, sa chaleur leur ont plu, j’en suis sûr. Quand elle a dit à Mélanie : « Je suis la célèbre Morticia et je suis très heureuse de vous rencontrer », il y a eu un instant de malaise, mais bientôt, Mélanie a éclaté de rire, ravie de faire sa connaissance. Margaux lui a posé des questions sur son travail, en partageant un café. Je suis sorti discrètement de la cuisine. Le seul à ne pas être séduit par Angèle, c’était Lucas. Je l’ai trouvé en train de bouder dans sa chambre. Pas besoin de lui demander ce qui n’allait pas, c’était évident. Il boudait par loyauté envers sa mère. Voir une autre femme chez nous, une femme qui m’attirait visiblement, le choquait. Je n’ai pas eu le cœur d’en discuter avec lui. La coupe était déjà pleine. Mais le moment viendrait. Non, je ne serai pas comme mon père, à mettre un couvercle sur tout.

Quand je suis revenu dans la cuisine, Angèle tenait la main de Margaux qui pleurait sans bruit. Je suis resté un moment à la porte, ne sachant que faire. Mon regard a croisé celui d’Angèle. Ses yeux dorés étaient tristes et pleins de sagesse, comme ceux des personnes âgées. J’ai préféré m’éclipser. Dans le salon, Mélanie lisait.

— C’est sympa qu’elle soit là, a-t-elle dit.

Moi aussi, j’étais heureux. Mais je savais que, quelques heures plus tard, elle partirait. J’imaginais la longue route qui l’attendait, dans le froid, pour rejoindre la Vendée. Et moi, comptant les jours jusqu’à la prochaine fois.

Lundi matin, la veille des funérailles de Pauline, j’ai rendez-vous chez Xavier Parimbert, le patron d’un célèbre site Internet Feng Shui, près de l’avenue Montaigne. La rencontre est organisée depuis longtemps. Je ne connais pas personnellement cet homme, mais j’en ai beaucoup entendu parler.

Il arrive. La soixantaine, petit et mince comme un fil, les cheveux teints – qui me font irrésistiblement penser au Aschenbach de Thomas Mann dans Mort à Venise. Il a la silhouette typique d’un homme qui garde les yeux rivés sur sa balance. Un homme comme mon beau-père, dont le genre a depuis longtemps épuisé ma patience. Il me conduit dans son vaste bureau blanc et argent, congédie son obséquieuse assistante d’un geste de la main, m’invite à m’asseoir et en vient au but de notre rencontre.

— J’ai vu votre travail, en particulier la crèche que vous avez dessinée pour Régis Rabagny.

À une autre période de ma vie, l’angoisse m’aurait saisi en entendant cette phrase. Rabagny et moi n’avions pas mis fin dans la joie à notre collaboration. J’étais persuadé qu’il s’était empressé de me faire la pire des publicités. Mais depuis, il y avait eu la mort de Pauline, la dure vérité sur ma mère, comme un boomerang, et le cas Arno. Le nom de Rabagny a glissé sur moi sans m’atteindre. Je me fiche d’être critiqué par ce fringant sexagénaire.

Bizarrement, il n’en fait rien. Au contraire, il me gratifie d’un sourire étonnamment doux.

— Non seulement j’ai trouvé ce projet de crèche particulièrement impressionnant, mais il y a un autre point qui m’a encore plus intéressé.

— Quoi donc ? La crèche serait-elle Feng Shui ?

Mon ironie m’attire un rire poli.

— Je veux parler de la façon dont vous vous êtes conduit avec monsieur Rabagny.

— Pourriez-vous être un peu plus clair ?

— Vous êtes la seule personne que je connaisse, moi excepté, à l’avoir envoyé balader.

C’est à mon tour de rire poliment. Je me souviens de cette journée épique. Il m’avait balancé une dernière bordée d’injures au téléphone, pour des questions qui n’étaient ni de ma responsabilité ni de celle des artisans qui travaillaient pour moi. Exaspéré par le ton de sa voix, je lui avais répondu, devant une Lucie stupéfaite : « Allez-vous faire foutre ! »

Comment Xavier Parimbert pouvait-il être au courant ? Quelque chose m’échappait. Il me sourit à nouveau comme s’il me réservait une surprise.

— Il se trouve que Régis Rabagny est… mon gendre.

— Pas de bol…

— C’est ce que j’ai souvent pensé moi-même. Mais, que voulez-vous, ma fille est amoureuse. Et quand l’amour rentre en jeu…

Le téléphone posé sur son bureau sonne. Il l’attrape d’une main parfaitement manucurée.

— Oui ? Non, pas maintenant… Où ? Je vois.

La conversation se poursuit. J’en profite pour jeter un coup d’œil à son bureau dépouillé. Je ne suis pas spécialiste de Feng Shui. Je sais juste que c’est un art chinois très ancien qui stipule que le vent et l’eau ont une influence sur notre bien-être. Que les lieux où nous vivons nous affectent en bien ou en mal. Ce bureau est le plus propre et le plus ordonné que j’aie jamais vu. Rien ne traîne, pas un papier, rien ne dérange la vue. Un des murs est presque entièrement occulté par un aquarium où d’étranges poissons noirs ondulent et nagent nonchalamment entre les bulles. Dans un autre coin s’épanouissent de luxuriantes plantes exotiques. Des bâtons d’encens répandent un parfum apaisant. Sur le meuble qui se trouve derrière son bureau, trônent de nombreuses photographies où Parimbert pose avec des célébrités.