Margaux se tient près du cercueil de son amie. Tiendra-t-elle le coup ? Pourra-t-elle parler ? Soudain sa voix retentit avec une vigueur qui me surprend. Ce n’est pas la voix d’une adolescente timide, mais, celle d’une jeune femme pleine d’assurance.
— Arrêtez les pendules, coupez le téléphone,
Empêchez le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne,
Faites taire les pianos et sans roulement de tambour,
Sortez le cercueil avant la fin du jour.
W. H. Auden, Funeral Blues. Elle ne lit pas les mots sur un bout de papier. Elle les connaît par cœur. Elle récite ces vers comme si elle les avait écrits elle-même. Sa voix est précise, profonde, pleine de colère et de douleur retenues.
— Elle était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson.
Je croyais que l’amitié jamais ne finirait, j’avais tort.
Son timbre tremble. Elle ferme les yeux. Astrid me serre la main, si fort qu’elle me fait mal. Margaux prend une grande respiration, puis continue dans un murmure à peine audible.
— Que les étoiles se retirent, qu’on les balaye ;
Démontez la lune, et le soleil ;
Videz l’océan, arrachez la forêt ;
Car rien de bon ne peut advenir désormais.
Quand elle retourne à sa chaise, l’église s’emplit d’un silence tendu et poignant. Astrid serre Lucas contre sa poitrine. Arno tient sa sœur par le bras. L’air semble lourd de larmes. Puis la voix du prêtre reprend et d’autres adolescents se succèdent pour prononcer quelques mots, mais, encore une fois, je ne saisis pas ce qu’ils disent. Je garde les yeux fixés sur le sol pavé. J’attends que tout soit fini, en serrant les dents. Je suis incapable de pleurer. Je me souviens du torrent de larmes qui m’a submergé le jour où j’ai appris la mort de Pauline. Aujourd’hui, c’est Astrid qui pleure sur la chaise voisine. Je passe un bras autour d’elle et la tiens serrée contre moi. Elle m’agrippe comme une bouée. Lucas nous observe. Il ne nous a pas vus ainsi depuis les vacances à Naxos.
Il semble que ma prière ait été exaucée. À l’extérieur, un soleil blanchâtre brille timidement derrière les nuages. Nous suivons lentement le cercueil de Pauline jusqu’au cimetière voisin. Nous sommes nombreux. Les villageois sont à leurs fenêtres. Il y a tant de jeunes visages dans ce cortège funèbre. Margaux est partie en avant avec ses camarades de classe. Ils sont les premiers à voir le cercueil descendre dans la tombe. Un par un, ils jettent leur rose dans le trou. Une jeune fille s’évanouit après avoir poussé un faible cri. On se précipite vers elle, un professeur la prend dans ses bras et l’emmène un peu plus loin. La main d’Astrid se glisse à nouveau dans la mienne.
Après l’enterrement, il est prévu de se rassembler dans la demeure familiale. Mais la plupart des gens s’en vont, impatients de retourner à la normalité, à leur routine, à leur travail. La salle à manger se remplit des amis proches et de la famille. Nous connaissons presque tout le monde. Les quatre amies les plus proches de Pauline sont là : Valentine, Emma, Bérénice et Gabrielle, une petite bande très soudée. J’observe les visages affligés de leurs parents et je devine ce qu’ils pensent, ce que nous pensons tous. Ce cercueil couvert de roses blanches aurait pu être celui de notre fille.
En fin d’après-midi, alors que le crépuscule descend et que le ciel commence à noircir, nous partons. Nous sommes parmi les derniers. Mes enfants ont l’air épuisé, comme après un long voyage. Une fois dans la voiture, leurs yeux se ferment et ils s’endorment. Astrid est muette. Elle garde sa main sur ma cuisse, comme lorsque nous roulions vers la Dordogne.
Nous arrivons sur la nationale qui conduit à l’autoroute quand soudain les roues de la voiture dérapent sur une grosse flaque de boue. Un drôle de bruit surgit. Je regarde la route, mais ne vois rien. Une odeur infecte se répand dans l’habitacle et réveille les enfants. Une odeur de pourriture. Astrid plaque un Kleenex contre son nez. Nous ralentissons, mais les roues continuent de patiner. Puis Lucas se met à crier en montrant quelque chose du doigt : une forme sans vie est étendue au milieu de la chaussée. La voiture qui est devant nous fait une brutale embardée. C’est une carcasse d’animal. La route est maculée de viscères. Malgré l’infecte puanteur, je garde les mains collées au volant. Lucas se remet à crier. Une silhouette informe apparaît soudain, une autre bête. Des gyrophares de police nous appellent à ralentir. On nous apprend qu’un camion transportant des déchets animaux de l’abattoir voisin a perdu la totalité de sa cargaison. Des seaux entiers de sang mêlé à des organes, de la peau, du gras, des boyaux et toutes sortes de restes de bétail mort se sont déversés sur la route, sur les cinq prochains kilomètres.
C’est une vision d’enfer. Nous continuons à rouler lentement dans une odeur de décomposition insupportable. Enfin, le panneau qui indique l’autoroute apparaît. Dans la voiture, j’entends des soupirs de soulagement. Nous accélérons vers Paris jusqu’à Malakoff, rue Émile-Zola. Le moteur tourne…
— Pourquoi ne resterais-tu pas dîner ? suggère Astrid.
Je hausse les épaules.
— Pourquoi pas ?
Les enfants sortent à la queue leu leu de la voiture. J’entends les aboiements joyeux de Titus de l’autre côté de la barrière.
— Est-ce que Serge est là ?
— Non, il n’est pas là.
Je ne demande pas où il se trouve. D’ailleurs, cela m’est égal. Je suis juste heureux de son absence. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que ce type habite dans ma maison. Oui, c’est toujours ma maison. C’est comme ça que je le sens. Ma maison, ma femme, mon jardin. Mon chien. Mon ancienne vie.
Nous dînons comme au bon vieux temps, dans la cuisine américaine que j’ai conçue avec tant de soin. Titus est fou de joie. Il n’arrête pas de poser sa mâchoire baveuse contre mes genoux, en levant vers moi des yeux incrédules et pleins d’extase. Les enfants restent avec nous un moment puis finissent par aller se coucher. Je me demande où est Serge. Je m’attends à le voir pointer son nez à chaque instant à la porte d’entrée. Astrid ne dit rien de lui. Elle discute des enfants, de la journée passée. Je l’écoute.
Pendant qu’elle continue de me parler, je fais un feu dans la cheminée. Pas de bois dans le foyer, mais beaucoup de cendres. Le stock de bois est celui que j’ai acheté, il y a des années. Serge et Astrid ne sont pas adeptes des tête-à-tête cosy au coin du feu. Je tends mes mains vers les flammes. Astrid vient s’asseoir par terre près de moi et pose sa tête sur mon bras. Je ne fume pas parce que je sais qu’elle déteste ça. Nous regardons le feu. Si quelqu’un, en passant, jetait un coup d’œil par la fenêtre et nous voyait ainsi, il pourrait s’imaginer un couple heureux, uni.
Je lui raconte ce qui est arrivé avec Arno. Je décris le commissariat de police, l’état lamentable de notre fils et comment je me suis montré froid et dur. J’explique aussi la façon dont il a réagi, ajoutant que je n’ai pas encore trouvé le bon moment pour avoir une discussion sérieuse avec lui, mais que je le ferai sans faute. Je lui dis aussi que nous devons trouver un bon avocat. Elle m’écoute, déconcertée.
— Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ?
— J’y ai pensé. Mais qu’est-ce que tu aurais pu faire depuis Tokyo ? Tu étais déjà sous le coup de la mort de Pauline.