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— Tu veux venir grignoter un bout pour ton anniversaire ? avait-il demandé. Nous serons seuls, toi et moi, Régine a un dîner de bridge.

L’avenue Kléber. La salle à manger années soixante-dix orange et marron trop éclairée. Mon père et moi face à face autour de la grande table ovale. Sa main parsemée de taches de vieillesse qui tremble en versant le vin. Tu devrais y aller, Antoine, c’est un vieil homme, à présent, il se sent certainement seul. Tu devrais faire un effort, fais un geste pour lui, pour une fois. Pour une fois.

— Je te remercie, mais j’ai quelque chose de prévu ce soir.

Menteur. Lâche.

En raccrochant, je me sens coupable. Mal à l’aise, je me penche à nouveau sur mon ordinateur et mon projet de dôme de l’Esprit. Cette commande me prend une énergie folle, mais je m’y découvre une motivation surprenante, je retrouve la joie de travailler sur un projet qui m’enthousiasme, me pousse et me stimule. J’ai fait des recherches sur les igloos, leur histoire, leur spécificité. J’ai étudié d’autres dômes, me suis souvenu de ceux que j’avais visités, à Florence, à Milan. J’ai noirci des pages et des pages avec des croquis, des dessins, imaginé des formes que je ne me savais pas capable de concevoir, poursuivi des idées que je ne me croyais pas capable d’avoir.

Un faible bip m’a signalé un mail. C’était Didier. Besoin de ton avis pour une négociation de boulot importante. Un gars avec qui tu as travaillé. Peux-tu passer ce soir vers huit heures ? Urgent ! J’ai répondu : Oui, bien sûr.

En arrivant chez Didier, je ne me doutais de rien. Il m’a salué, m’a fait entrer, imperturbable. Je l’ai suivi jusque dans l’immense pièce principale qui m’a paru étonnamment silencieuse, comme si une chape de plomb s’était abattue sur le loft. Et soudain, des cris et des exclamations ont retenti autour de moi. Abasourdi, j’ai vu apparaître Hélène et son mari, Mélanie, Emmanuel et deux femmes que je ne connaissais pas et qui se sont révélées être les nouvelles compagnes de Didier et d’Emmanuel. Musique à fond, champagne servi avec foie gras, tarama, fruits et gâteau au chocolat. Les cadeaux ont suivi. J’étais aux anges, heureux de me sentir au centre de toutes les attentions.

Didier n’arrêtait pas de regarder sa montre, je ne comprenais pas pourquoi. Quand on a sonné à la porte, il s’est précipité.

— Ah ! a-t-il annoncé, le plat de résistance !

Et il a ouvert la porte avec un grand sourire.

Elle est entrée dans une longue robe blanche, une robe époustouflante, en ce milieu d’hiver. Elle est arrivée comme ça, de nulle part, ses cheveux châtains attachés et un sourire mystérieux sur les lèvres.

— Bon anniversaire, monsieur le Parisien ! a-t-elle murmuré à la Marilyn Monroe.

Puis elle m’a embrassé.

Tout le monde a applaudi. J’ai aperçu Didier et Mélanie échangeant un coup d’œil triomphant, et deviné que c’étaient eux qui avaient monté toute l’affaire. Tous les yeux étaient rivés sur Angèle. Emmanuel était bouche bée et m’a discrètement félicité en levant le pouce. Les femmes, je le sentais, avaient hâte de lui poser des questions sur son travail. Angèle devait y être habituée. Quand la première question a surgi, « Comment faites-vous pour côtoyer des gens morts tous les jours ? », elle a répondu, sans botter en touche : « Ça aide les autres à rester vivants. »

Ce fut une merveilleuse soirée. Angèle dans sa robe blanche, telle une reine des neiges. Nous avons ri, bu et dansé, même Mélanie qui bougeait depuis son accident. Nous avons applaudi, à nouveau. J’avais un peu le tournis. Trop de champagne et trop de bonheur. Quand Didier m’a demandé pour Arno, j’ai répondu platement :

— C’est un désastre.

Son rire de hyène a retenti et tout le monde a suivi. Je leur ai raconté la conversation d’homme à homme que nous avions eue tous les deux après son renvoi du lycée. Le sermon que je lui avais imposé en me détestant parce que je ressemblais alors tellement à mon père, les menaces, les remontrances, avec le fatal doigt accusateur. Puis je m’étais levé et avais imité la dégaine de mon fils, sa démarche languide et son air renfrogné. J’avais même poussé jusqu’à singer sa voix rugueuse et traînante, la voix immédiatement identifiable de l’adolescent dans le coup :

— Laisse tomber, papa, quand t’avais mon âge, y’avait rien, pas d’Internet, pas de portable, c’était le Moyen Âge, enfin, c’que j’veux dire c’est que t’es né dans les années soixante, alors… j’vois pas comment tu pourrais comprendre le monde d’aujourd’hui !

Ma petite imitation a déclenché une autre bordée de rires. J’étais ravi, porté par un phénomène que je n’avais jamais connu. Je pouvais faire rire les gens. Ça ne m’était encore jamais arrivé. Dans le couple que nous formions avec Astrid, c’était elle la marrante. C’est elle qui racontait des blagues et déclenchait les fous rires. Je restais toujours le témoin silencieux. Jusqu’à ce soir.

— Il faut que je vous parle de mon nouveau patron, Parimbert, annoncé-je à mon nouveau public.

Tout le monde le connaissait à cause des affiches publicitaires géantes où sa gueule s’étalait à tous les coins de rue, sans compter ses nombreux passages à la télé ou sur Internet. Bref, il était difficile d’éviter de croiser son sourire de chat du Cheshire. J’imitais sa façon de faire les cent pas, les mains dans les poches, les épaules jetées en avant. Je tenais surtout à la perfection son rictus si particulier, censé exprimer la puissance de sa pensée, mais qui se résumait à une sorte de moue de vieille dame, suivie d’un pincement de lèvres qui lui donnait l’air d’un pruneau desséché. J’excellais aussi à reproduire sa façon, tout en retenue et en précision, de dire certains mots sotto voce pour leur donner de l’importance, comme s’ils étaient écrits avec des majuscules :

— À présent, Antoine, souvenez-vous de la force des montagnes. N’oubliez pas qu’autour de vous, ce ne sont que Particules de Vie, débordantes d’Énergie et d’Intelligence. N’oubliez pas que la Purification de votre Espace intérieur est ABSOLUMENT nécessaire.

Je leur ai parlé du dôme de l’Esprit, du cauchemar mais aussi de l’incroyable source d’inspiration que représentait ce projet. Je leur ai décrit Parimbert le nez collé à mes ébauches parce que sa vanité l’empêchait de porter des lunettes. Il ne manifestait jamais aucun sentiment, ni positif ni négatif, se contentant d’être intrigué, persuadé qu’il avait sous les yeux quelque chose de la plus haute importance.

— À présent, Antoine, n’oubliez pas, le dôme de l’Esprit doit être une Bulle de Potentiel, un Espace de Libération, un Espace clos, mais qui a le pouvoir de nous rendre libres.

Ils étaient tordus de rire. Hélène en avait les larmes aux yeux. J’ai enchaîné sur le séminaire auquel Parimbert m’avait convié. Pendant une journée, dans un complexe moderne des très chic quartiers de l’Ouest parisien, il m’avait présenté à son équipe. Son associé était un Asiatique terrifiant dont l’identité sexuelle restait indéterminée. Tous les gens travaillant pour Parimbert ressemblaient à des dames au camélia ou à des drogués. Ils étaient tous habillés en blanc et noir, aucun n’avait l’air normal. À une heure, mon estomac avait commencé à se signaler par des gargouillis, mais le temps passait et pas de repas en vue. Trônant devant son assemblée, sur fond d’écrans lumineux, Parimbert n’en finissait plus de disserter d’une voix monocorde sur le succès de son site web qui se « développait dans le monde entier ». J’avais osé demander à la femme hagarde et élégante assise à côté de moi si elle savait quand le déjeuner était prévu. Elle m’avait lancé un regard outragé comme si j’avais dit « sodomie » ou « gang bang ».