— Le déjeuner ? Nous ne déjeunons pas. Jamais.
À quatre heures, du thé vert et des scones au blé complet avaient été cérémonieusement servis. Mais mon estomac protestait vigoureusement. À peine échappé de cet enfer, j’avais dévoré une baguette entière.
— Tu étais si drôle, m’a félicité Mélanie, alors que nous partions.
Didier, Emmanuel et Hélène ont acquiescé. Je percevais chez tous un mélange d’admiration et d’étonnement.
— Je ne te connaissais pas ce talent !
Quand je me suis endormi en tenant entre mes bras ma jolie reine des neiges, j’étais heureux. Oui, j’étais un homme heureux.
Samedi après-midi. Mélanie et moi, devant l’énorme portail de fer forgé de l’immeuble où habite notre grand-mère. Nous avons téléphoné ce matin pour prévenir le bon Gaspard que nous viendrions rendre visite à Blanche. Je n’ai pas mis les pieds ici depuis cet été. Mélanie tape le code et nous traversons l’immense hall au tapis rouge. La concierge jette un coup d’œil derrière son rideau de dentelle et hoche la tête en croisant notre regard. Rien n’a changé ici. Le tapis est peut-être un peu plus élimé et un ascenseur de verre, étonnamment silencieux, a récemment remplacé l’ancien modèle.
Nos grands-parents ont vécu ici plus de soixante-dix ans. Depuis leur mariage. Notre père et Solange sont nés dans cet appartement. À cette époque, l’immeuble, une imposante construction haussmannienne, appartenait presque entièrement au grand-père de Blanche, Émile Fromet, riche propriétaire foncier qui possédait plusieurs résidences à Passy. On nous parlait souvent d’Émile dans notre enfance. Son portrait trônait au-dessus d’une cheminée. Un homme volontaire avec un menton redoutable, dont Blanche n’avait heureusement pas hérité mais qu’elle avait transmis à sa fille Solange. Très jeunes, nous savions que le mariage de Blanche avec Robert Rey avait été un grand événement, l’union sans tache d’une dynastie d’avocats avec une lignée de docteurs et de propriétaires. Des gens respectables, hautement considérés, influents et riches, ayant reçu la même éducation, issus de la même classe, partageant les mêmes croyances religieuses. Le mariage de notre père, dans les années soixante, avec une fille simple du sud de la France avait dû faire jaser.
Gaspard nous ouvre. Son visage asymétrique affiche un franc contentement. Je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de lui. Il doit avoir cinq ans de plus que moi et on pourrait lui donner l’âge de mon père. Pas de famille, pas d’enfants, aucune vie en dehors de la famille Rey. Même quand il était jeune, il faisait déjà vieux et trottinait dans l’appartement, constamment fourré dans les jupes de sa mère. Gaspard a toujours habité ici, dans une chambre sous les toits appartenant aux Rey, comme sa mère, Odette. Odette a servi nos grands-parents jusqu’à sa mort. Elle nous terrifiait quand nous étions petits, nous obligeant à porter des patins de feutre pour marcher sur le parquet fraîchement ciré, nous imposant de parler à voix basse parce que « Madame » se reposait ou que « Monsieur » lisait Le Figaro dans son bureau et ne voulait pas être dérangé. Personne ne savait qui était le père de Gaspard. Personne ne posait de questions à ce sujet. Quand Mélanie et moi étions enfants, Gaspard accomplissait un tas de petits travaux dans l’appartement et ne semblait pas passer beaucoup de temps à l’école. À la mort de sa mère, il y a dix ans, il a naturellement pris sa suite. Acquérant ainsi une nouvelle importance dont il est très fier.
Mélanie et moi le saluons. Notre venue ensoleille sa semaine. Quand Astrid et moi amenions les enfants voir leur arrière-grand-mère, au bon vieux temps de Malakoff, là encore, il était fou de joie.
Comme toujours, quand je pénètre ici, je suis frappé par l’obscurité qui y règne. L’exposition au nord n’aide pas. Le soleil ne filtre jamais dans cet appartement de quatre cent cinquante mètres carrés. Même au cœur de l’été, l’ambiance est sépulcrale. Solange, notre tante, s’apprête à sortir. Nous ne l’avons pas vue depuis longtemps. Elle nous dit furtivement mais gentiment bonjour, donne une petite tape sur la joue de Mélanie. Elle ne demande aucune nouvelle de notre père. Le frère et la sœur sont voisins, lui avenue Kléber, elle rue Boissière. Ils vivent à cinq minutes l’un de l’autre, sans jamais se voir. Ils ne s’entendent pas. Ils ne s’entendront jamais. C’est trop tard.
L’appartement est une succession de vastes pièces, hautes de plafond. Le grand salon (qu’on n’utilise jamais parce qu’il est trop grand et trop froid), le petit salon, la salle à manger, la bibliothèque, l’office, quatre chambres, deux salles de bains à l’ancienne et une cuisine démodée tout au bout de l’appartement. Chaque jour, Odette poussait la table roulante, chargée de nourriture, le long de l’interminable couloir qui menait de la cuisine à la salle à manger. Je n’ai jamais oublié le couinement de ces roues.
En chemin, nous avions discuté de la façon dont nous aborderions le sujet avec notre grand-mère. On ne pouvait décemment lui lâcher : « Étiez-vous au courant que votre belle-fille couchait avec des femmes ? » Mélanie suggérait de jeter un coup d’œil dans l’appartement. Voulait-elle fouiller ? Oui, c’était cela, fouiller, et quand elle avait prononcé ce mot, son visage avait affiché une expression si drôle que j’avais souri. J’étais étrangement excité, comme si nous nous embarquions pour je ne sais quelle étrange aventure. Mais comment faire avec Gaspard, qui veillait sur l’appartement comme un aigle sur ses petits ? D’après Mélanie, Gaspard ne poserait pas de problème. Le seul problème était de savoir où chercher.
— Et devine quoi ? avait-elle dit d’une voix enjouée, tandis que je me garais avenue Georges-Mandel.
— Quoi ?
— J’ai rencontré un mec.
— Un autre vieux schnock ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Non, pas du tout. En fait, il est même un peu plus jeune que moi. Il est journaliste.
— Et ?
— Et c’est tout.
— Tu ne veux rien me dire d’autre ?
— Pas pour le moment.
Nous découvrons l’infirmière de service, mais elle, a l’air de nous connaître et nous salue par nos prénoms. Elle nous informe que notre grand-mère dort encore et qu’il ne serait pas sage de la réveiller maintenant parce que sa nuit a été mauvaise. Pouvons-nous attendre une heure ou deux ? Peut-être prendre un café quelque part ou faire un peu de shopping ? suggère-t-elle avec un grand sourire.
Mélanie se retourne pour localiser Gaspard. Il n’est pas loin. On l’entend donner des ordres à la femme de ménage. Elle murmure :
— Je commence à fouiner. Occupe-le.
Elle s’éclipse. Pendant un temps qui me semble interminable, j’écoute Gaspard se plaindre de la difficulté de trouver du personnel convenable, du prix exorbitant des fruits frais, des nouveaux voisins du quatrième étage qui sont si bruyants. Mélanie revient enfin et d’un geste de la main me fait comprendre qu’elle n’a rien trouvé.
Nous décidons de revenir dans une heure. Comme nous nous dirigeons vers la porte, Gaspard nous rattrape, il serait ravi de nous préparer un thé ou un café, il pourrait nous le servir dans le petit salon ; il fait froid dehors aujourd’hui, nous serions mieux ici. Impossible de lui refuser ce plaisir. Nous attendons donc dans le petit salon qu’il nous serve. Une femme de ménage qui fait la poussière dans le couloir nous salue en passant.