Mélanie me demande si je veux passer voir le corps de Blanche. Je lui réponds que je vais y réfléchir. Je sens une légère distance entre ma sœur et moi, c’est nouveau, ça n’a jamais existé entre nous, en tout cas, je ne l’ai jamais ressentie. Je sais qu’elle n’a pas approuvé mon attitude envers Blanche, samedi. Mélanie veut savoir si j’ai appelé notre père. Je lui promets que je vais le faire. Encore une fois, je sens au ton de sa voix qu’elle me reproche mon attitude. Elle est en route pour l’appartement paternel. Son ton est clair, j’ai intérêt à la rejoindre. Et vite.
Quand j’arrive chez lui, la nuit est déjà tombée. Margaux n’a pas bronché de tout le trajet, son iPod dans les oreilles et les yeux rivés sur son téléphone portable où ses doigts s’activent à envoyer non-stop des SMS. Lucas est assis à l’arrière, captivé par sa Nintendo. J’ai l’impression d’être tout seul dans la voiture. Les enfants d’aujourd’hui sont les enfants les plus silencieux qui aient jamais existé.
C’est Mélanie qui nous ouvre la porte. Son visage est pâle et triste. Ses yeux sont embués de larmes. Aimait-elle Blanche ? La regrette-t-elle ? Nous ne la voyions presque plus, mais c’était notre seule grand-mère, les parents de Clarisse sont morts quand elle était petite. Notre grand-père a disparu quand nous étions adolescents. Blanche était le dernier lien avec notre enfance.
Mon père est déjà couché. Cela m’étonne de lui. Je regarde ma montre. Sept heures et demie. Mélanie me le décrit très fatigué. Y a-t-il encore dans sa voix un ton de reproche ou est-ce que je me fais des idées ? Je lui demande ce qu’il a, mais Régine arrive et elle en profite pour ne pas me répondre. Régine est très apprêtée et a l’air sinistre. Elle nous embrasse distraitement, nous offre des boissons et des gâteaux d’apéritifs. J’explique qu’Arno est encore dans sa pension, mais qu’il sera là pour l’enterrement.
— Ne me parlez pas de l’enterrement, grogne Régine, en se servant un copieux verre de whisky d’une main tremblante. Je ne veux pas m’occuper de ça. Je ne me suis jamais entendue avec Blanche, elle ne m’a jamais aimée, alors je ne vois pas au nom de quoi je devrais m’occuper de ses funérailles.
Joséphine entre, plus gracieuse que jamais. Elle nous embrasse et s’assoit près de sa mère.
— Je viens de parler à Solange, dit Mélanie d’une voix ferme. Elle est prête à s’occuper de l’enterrement. Ne vous souciez de rien, Régine.
— Eh bien, si Solange s’en charge, nous n’avons plus rien à faire. Cela soulagera votre père. Il est bien trop fatigué pour affronter sa sœur. Blanche et Solange ont toujours été désagréables avec moi. Elles avaient cette façon de me regarder des pieds à la tête comme si je n’avais pas le bon profil, sans doute parce que mes parents n’étaient pas aussi riches, continue Régine en se versant un autre whisky qu’elle avale cul sec. Elles m’ont toujours fait sentir que je n’étais pas assez bien pour François, pas assez bien née pour être une Rey. Une horrible bonne femme, cette Blanche, et sa fille est pire encore.
Lucas et Margaux échangent des regards surpris. Joséphine expire bruyamment. Je me rends compte que Régine est complètement pompette. Seule Mélanie scrute ses chaussures.
— Personne n’est jamais assez bien pour entrer dans la famille Rey, se lamente Régine qui a du rouge à lèvres sur les dents. Ils font toujours en sorte que ça ne nous échappe pas. Même quand on vient d’une bonne famille avec de la fortune. Même quand on vient d’une famille de gens honorables. Jamais assez bien pour être une foutue Rey.
Elle se met à pencher dangereusement et son verre vide heurte la table. Joséphine lève les yeux au ciel et redresse sa mère gentiment mais fermement. Je devine à la familiarité de ses gestes que cela arrive souvent. Elle emmène Régine et ses geignements hors de la pièce.
Mélanie et moi nous regardons. Je pense à ce qui m’attend. La chambre éclairée à la bougie de l’avenue Georges-Mandel. Le corps de Blanche. Mais ce n’est pas la vue du cadavre de ma grand-mère qui m’effraie le plus ce soir. Elle était déjà quasi morte quand je l’ai vue il y a deux jours, si j’excepte ses yeux perçants à faire peur. Ce qui m’effraie, c’est de devoir retourner là-bas. Là où ma mère a trouvé la mort.
Mélanie raccompagne mes enfants à la maison. Elle a déjà veillé Blanche avec Solange et notre père un peu plus tôt dans la soirée. Je me présente seul à l’appartement de notre grand-mère. Il est tard. Presque onze heures. Je suis crevé. Mais je sais que Solange m’attend. Moi, le seul fils de la famille. C’est mon devoir d’être là.
Je suis surpris de voir que le grand salon est plein d’inconnus qui boivent du champagne. Des amis de Solange, je suppose. Gaspard a revêtu un sévère costume gris. Ces gens sont des amis de ma tante et ils sont venus lui apporter du réconfort, me confirme-t-il. Il ajoute à voix basse qu’il doit me parler de quelque chose d’important. Pourrais-je l’attendre avant de partir ? Je le ferai.
J’ai toujours pensé que ma tante était une personne solitaire et enfermée, mais à voir le monde qu’il y a ce soir, je crois bien que je me suis trompé. Finalement que sais-je d’elle ? Rien. Elle n’a pas de bons rapports avec son frère aîné. Elle ne s’est jamais mariée. Elle n’a jamais eu de vie à elle et nous l’avons peu vue après la mort de notre mère et la fin des étés à Noirmoutier. Elle s’est toujours beaucoup occupée de Blanche, surtout après le décès de Robert, son père et mon grand-père.
Solange se dirige vers moi. Elle porte une robe brodée, un brin trop glamour pour ce genre d’occasion, et un collier de perles. Elle me prend la main. Son visage est enflé, ses yeux las. À quoi va ressembler sa vie maintenant, sans une mère dont il faut s’occuper, sans les infirmières à engager et cet immense appartement à entretenir ? Elle me conduit jusqu’à la chambre de Blanche où je la suis docilement. Des gens que je ne connais pas sont en train de prier. Une bougie est allumée. Je distingue une forme muette sur le lit, mais la seule chose que je crois voir, ce sont les deux yeux perçants et terribles fixés sur moi. Je tourne la tête.
À présent, je suis ma tante dans le petit salon. Il est vide. On entend à peine la rumeur des voix de ses invités. Elle ferme la porte. Son visage, qui me rappelle tant celui de mon père, si ce n’est le menton, plus grand, semble de marbre tout à coup, moins accueillant. Je comprends que je vais passer un mauvais quart d’heure. Être dans cette pièce est déjà pénible. Je baisse sans arrêt les yeux vers le tapis. C’est là que le corps de ma mère est tombé. Juste là, sous mes pieds.
— Comment va François ce soir ? demande-t-elle en jouant avec son collier de perles.
— Je ne l’ai pas vu, il dormait.
— Il paraît qu’il fait preuve de beaucoup de courage.
— Par rapport à Blanche ?
Elle se raidit quelque peu. Les perles cliquètent.
— Non. Face à son cancer.
Je suis KO debout. Son cancer. Bien sûr. Le cancer. Mon père a un cancer. Depuis combien de temps ? Un cancer de quoi ? À quel stade ? Personne ne dit jamais rien dans cette famille, décidément. On préfère le silence. La torpeur et le chloroforme du silence. Le silence de plomb coulant sur tout comme une étouffante et fatale avalanche.