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Je me demande si elle sait. Si elle peut deviner, simplement à mon expression, que c’est la première fois que j’entends parler de la maladie de mon père. La première fois qu’on lui donne un nom.

— Oui, dis-je, morose. Tu as raison. Il se montre courageux.

— Je dois retourner à mes invités, finit-elle par répondre. Au revoir, Antoine. Merci d’être venu.

Elle sort, droite comme un i. Alors que je me dirige vers la porte d’entrée, Gaspard arrive du grand salon avec un plateau. Je lui fais signe que je l’attends au rez-de-chaussée. Je descends et sors griller une cigarette.

Gaspard arrive quelques minutes plus tard. Il a l’air calme, quoiqu’un peu fatigué. Il va droit au but.

— Monsieur Antoine, il faut que je vous dise quelque chose.

Il s’éclaircit la gorge. Il a l’air plus serein que l’autre jour, dans sa chambre.

— Votre grand-mère est morte. Elle me faisait peur, tellement peur, vous comprenez ? Maintenant, elle ne peut plus rien contre moi.

Il s’interrompt et tire sur sa cravate. Je décide de le laisser venir.

— Quelques semaines après la mort de votre mère, une femme est venue voir Madame. C’est moi qui lui ai ouvert. C’était une Américaine. Quand votre grand-mère l’a vue, elle a perdu son sang-froid. Elle s’est mise à crier sur cette femme en la priant de partir immédiatement. Elle était furieuse. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Il n’y avait personne dans l’appartement ce jour-là. Rien que votre grand-mère et moi. Ma mère était sortie faire des courses et votre grand-père n’était pas à Paris.

Une femme élégante, portant un vison gris, s’approche de nous dans un effluve de Shalimar. Nous nous taisons jusqu’à ce qu’elle entre dans l’immeuble. Puis Gaspard se rapproche de moi et continue.

— La dame américaine parlait bien français. Elle a hurlé à son tour sur votre grand-mère, elle voulait savoir pourquoi celle-ci n’avait jamais répondu à ses appels, pourquoi elle l’avait fait suivre par un détective privé. Puis, dans un hurlement encore plus puissant que les autres, elle lui a lancé : « Vous avez intérêt à me dire comment est morte Clarisse, et tout de suite ! »

— À quoi ressemblait cette Américaine ? demandé-je en sentant mon pouls s’accélérer.

— La quarantaine, de longs cheveux très blonds, elle était grande et l’air plutôt sportive.

— Et que s’est-il passé ensuite ?

— Votre grand-mère l’a menacée d’appeler la police si elle ne quittait pas les lieux sur-le-champ. Elle m’a demandé de reconduire cette dame, puis elle est sortie et nous a laissés seuls tous les deux. La femme a lâché quelque chose en anglais qui avait l’air horrible, puis elle est partie en claquant la porte, sans même me regarder.

— Pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit l’autre jour ?

Il rougit.

— Je ne voulais rien dévoiler du vivant de votre grand-mère. C’est une bonne place, vous savez, monsieur Antoine. J’ai travaillé ici toute ma vie. La paie est bonne. Je respecte votre famille. Je ne voulais pas d’ennuis.

— Il y a autre chose ?

— Oui, ce n’est pas tout, poursuit-il nerveusement. Quand la dame américaine a parlé du détective, j’ai fait le lien avec certains coups de fil pour votre grand-mère, qui venaient d’une agence. Je ne suis pas curieux de nature et je n’avais rien vu d’étrange dans ces appels, mais après la dispute, tout m’est revenu. Et puis, j’ai trouvé quelque chose dans la corbeille à papier de votre grand-mère, le lendemain de la visite de la dame américaine.

Il est de plus en plus rouge.

— Je ne voudrais pas que vous pensiez que…

Je souris.

— Non, rassurez-vous, je ne pense pas que vous avez fait là quelque chose de mal, Gaspard, vous vidiez juste la corbeille, c’est cela ?

Il a l’air tellement soulagé que j’en suis presque amusé.

— J’ai gardé ça pour moi toutes ces années, murmure-t-il.

Il me tend un bout de papier tout chiffonné.

— Mais pourquoi, Gaspard ?

Il se redresse dignement.

— Pour le bien de votre mère. Parce que je la révérais. Et parce que je veux vous aider, monsieur Antoine.

— M’aider ?

Sa voix ne faiblit pas. Ses yeux ont quelque chose de solennel.

— Oui, vous aider à comprendre ce qui s’est passé. Le jour de sa mort.

Je lisse le papier. C’est une facture, adressée à ma grand-mère, de l’agence de détectives privés Viaris, rue d’Amsterdam, dans le 9e arrondissement. Plutôt salée, la note.

— Votre mère était charmante, monsieur Antoine.

— Merci, Gaspard.

Je lui serre la main. Le geste est un peu maladroit, mais il a l’air content. Je le regarde s’en aller, avec son dos tordu et ses cannes de serin. Il disparaît dans l’ascenseur vitré. Je fonce chez moi.

Une rapide vérification sur Internet me confirme ce que je craignais. L’agence Viaris n’existe plus. Elle fait désormais partie d’un groupe plus important : « Rubis Détectives : service d’enquêtes professionnelles, surveillances, filatures, opérations clandestines, vérification d’activité, recouvrements ». Je n’imaginais pas que ce genre de boulot existait encore de nos jours. Et cette agence a l’air florissante, si j’en crois leur site, très graphique et moderne avec des fenêtres inventives. Leurs bureaux sont situés près de l’Opéra. Une adresse mail est indiquée et je décide de leur écrire pour leur expliquer la situation. J’aurais besoin des résultats de l’enquête commandée par ma grand-mère, Blanche Rey, en 1973. Je leur fournis le numéro de dossier indiqué sur la facture et leur demande de me contacter dès que possible. Parce que c’est urgent. Suivi des formules de politesse d’usage et de mon numéro de portable.

J’ai envie d’appeler Mélanie pour lui parler de mes recherches et je suis sur le point de décrocher le téléphone quand je me rends compte qu’il est une heure du matin. Je me tourne et me retourne dans mon lit avant de trouver le sommeil.

Le cancer de mon père. Les prochaines funérailles de ma grand-mère. La grande blonde américaine.

« Vous avez intérêt à me dire comment est morte Clarisse, et tout de suite. »

Le lendemain matin, sur le chemin du bureau, je cherche le numéro de Laurence Dardel, la fille du docteur Dardel. Elle doit avoir la cinquantaine aujourd’hui, j’imagine. Son père était l’ami ainsi que le médecin de la famille. C’est lui qui a signé le certificat de décès de ma mère et qui, selon Gaspard, est arrivé le premier sur les lieux, ce jour fatal de février 1974. Laurence est elle aussi médecin, elle a repris la clientèle de son père. Je ne l’ai pas vue depuis des années, nous ne sommes pas proches. Quand j’appelle à son cabinet, on m’indique qu’elle est à l’hôpital où elle exerce habituellement et qu’il me faut prendre rendez-vous. Mais ce n’est pas possible avant une semaine. Je remercie et raccroche.

Si ma mémoire est bonne, son père habitait rue Spontini, tout près de la rue de Longchamp. Son cabinet médical était à la même adresse. Celui de sa fille se trouve avenue Mozart, mais je suis à peu près sûr qu’elle doit habiter dans l’appartement de la rue Spontini, dont elle a hérité. Quand j’étais enfant, après la mort de ma mère, nous allions y prendre le thé avec Laurence et son mari. Ils avaient des enfants beaucoup plus jeunes que les nôtres. Le nom de l’époux de Laurence Dardel m’échappe, d’autant plus qu’elle a gardé son nom de jeune fille pour ses activités professionnelles. La seule façon de savoir si elle habite toujours rue Spontini, c’est de m’y rendre.

Après une matinée de travail intense, j’appelle mon père à l’heure du déjeuner. C’est Régine qui décroche. Elle m’informe qu’il est avec Solange pour préparer les funérailles de Blanche qui auront lieu à Saint-Pierre de-Chaillot. En fin d’après-midi, j’ai un rendez-vous, un des derniers, avec Parimbert, à son bureau. Le dôme de l’Esprit est en passe d’être achevé, mais il reste quelques petits détails à régler.