Quand j’arrive, je remarque, non sans appréhension, que Rabagny, son insupportable gendre, est là, lui aussi. Je suis abasourdi quand il se lève pour me serrer la main avec un sourire que je ne lui connais pas, véritable panoramique de gencives peu ragoûtantes. Il déclare que j’ai fait un boulot fantastique sur le dôme. Parimbert nous accorde sa grimace de satisfaction habituelle. J’ai l’impression qu’en bon chat du Cheshire, il va se mettre à ronronner. Rabagny est fou d’excitation, son visage cramoisi est en sueur. À mon grand étonnement, il est convaincu que le dôme de l’Esprit, avec sa structure de panneaux lumineux, est « un concept révolutionnaire à la signification artistique et psychologique admirable » et, avec ma permission, il souhaiterait l’exploiter.
— Ça peut être énorme, dit-il en s’étouffant presque, mondial !
Il a déjà tout prévu et beaucoup réfléchi. Il ne me reste plus qu’à signer le contrat, après l’avoir montré, bien sûr, à mon avocat, mais vite, parce qu’il faut se dépêcher, et si tout se passe bien, je serai bientôt milliardaire. Lui aussi. Je ne peux pas en placer une et je n’ai d’autre solution que d’attendre qu’il reprenne son souffle. Il postillonne, le lobe de ses oreilles est de plus en plus rouge. Je range calmement dans ma poche le contrat du siècle en affirmant, d’un ton glacial, que je dois y réfléchir. Plus je me montre froid, plus il accumule les courbettes. Il s’en va enfin, après une seconde terrifiante où il bondit vers moi comme un chiot en mal d’affection qui réclame une caresse.
Parimbert et moi nous mettons au travail. Il n’est pas tout à fait satisfait des sièges qui, trop moelleux selon lui, ne favorisent pas le fulgurant effort intellectuel qui jaillira du dôme. Il préférerait des fauteuils plus durs, plus rigides, dans lesquels on serait forcé de se tenir bien droit comme devant un professeur inflexible. Il ne faut laisser aucune place à la moindre tentation d’indolence.
Malgré sa voix doucereuse, Parimbert est un client exigeant et je quitte son bureau bien plus tard que je ne l’avais prévu, avec la sensation d’avoir été passé à tabac. Je décide de me rendre immédiatement rue Spontini. La circulation est dense à cette heure, mais je ne devrais pas mettre plus de vingt minutes pour y arriver. Je me gare près de l’avenue Victor-Hugo et attends encore un peu dans un café. Je n’ai toujours pas de nouvelles de l’agence Rubis. Je caresse un instant l’idée d’appeler ma sœur pour lui raconter mes intentions, mais à peine ai-je sorti mon téléphone, il sonne. Angèle. Mon cœur bat la chamade, comme à chaque fois. Je suis sur le point de lui révéler que je me rends chez Laurence Dardel, mais je ravale mes mots. Je préfère garder ça pour moi, cette mission, cette quête de la vérité. J’engage la conversation sur un tout autre sujet, le prochain week-end que nous devons passer ensemble.
Puis j’appelle mon père. Sa voix est faible. Comme d’habitude, notre discussion est brève et monotone.
Un mur se dresse entre nous. Nous nous parlons sans rien échanger, ni tendresse ni affection. Pourquoi les choses changeraient-elles aujourd’hui ? Je ne saurais même pas par où commencer. Lui poser des questions sur son cancer ? Lui dire que je suis au courant ? Que je pense à lui ? Impossible. Je n’ai jamais appris à exprimer ce type de sentiments. Et comme à chaque fois, le désespoir me submerge lorsque je raccroche.
Il est presque vingt heures à présent. Laurence Dardel doit être rentrée chez elle. 50, rue Spontini. Je n’ai pas le code, alors j’attends dehors, en fumant une cigarette. Quelqu’un finit par sortir. Je m’engouffre dans le hall. La liste des habitants, placardée près de la loge de la concierge, indique que les Fourcade-Dardel sont au troisième étage. Ces immeubles bourgeois haussmanniens moquettés de rouge ont tous la même odeur. Parfums appétissants de plats mijotés, de cire d’abeille, d’intérieurs chic et fleuris.
Un garçon d’une vingtaine d’années avec des écouteurs sur les oreilles m’ouvre la porte. Je me présente et demande si sa mère est là. Il n’a pas le temps de me répondre, je reconnais tout de suite Laurence Dardel. Elle me regarde fixement et interroge en souriant :
— Vous êtes Antoine, n’est-ce pas ? Le fils de François ?
Elle me présente Thomas, son fils, qui s’éclipse sans avoir ôté ses écouteurs, puis elle me conduit au salon. Son visage est comme dans mon souvenir, petit, pointu, ses cils blond vénitien, ses cheveux tirés en arrière en un impeccable chignon. Elle m’offre un verre de vin que j’accepte.
— J’ai appris la mort de votre grand-mère dans Le Figaro, dit-elle. Vous devez être bouleversé. Bien sûr, nous assisterons aux funérailles.
— Nous n’étions pas particulièrement proches.
Ses sourcils se lèvent.
— Je croyais que Mélanie et vous étiez très attachés à elle.
— Pas vraiment.
Un silence s’installe. La pièce où nous sommes assis est dans le plus pur style bourgeois. Tout est à sa place. Pas la moindre tache sur la moquette gris perle, pas un grain de poussière à l’horizon. Des meubles d’antiquaire, des aquarelles sans âme, et des rayons de livres médicaux. Et pourtant, cet appartement pourrait être une merveille. Mon œil exercé travaille. Il enlève les faux plafonds, abat les cloisons inutiles, supprime les portes encombrantes. Je sens une odeur tenace de cuisine. C’est l’heure du dîner.
— Comment va votre père ? me demande poliment Laurence.
Elle est médecin après tout. Je n’ai pas besoin de jouer la comédie.
— Il a un cancer.
— Oui, je sais.
— Mais depuis quand ?
Elle pose la main sous son menton et sa bouche s’arrondit.
— C’est mon père qui me l’a dit.
J’ai l’impression qu’on me donne un coup à l’estomac.
— Mais votre père est mort au début des années quatre-vingt.
— Oui, en 1982, pour être exacte.
Elle est charpentée comme son père, avec les mêmes mains courtes et larges.
— Vous voulez dire que mon père était déjà malade en 1982 ?
— Oui, mais les traitements l’ont sauvé. Il a eu une longue période de rémission. Récemment, il a rechuté.
— Êtes-vous son médecin traitant ?
— Non, mais mon père l’était, jusqu’à sa mort.
— Il a l’air très fatigué. Épuisé, même.
— C’est à cause de la chimio, ça assomme.
— Et c’est efficace ?
Elle me regarde dans les yeux.
— Je ne sais pas, Antoine. Je ne suis pas son médecin.
— Alors comment saviez-vous qu’il avait rechuté ?
— Parce que je l’ai vu il n’y a pas longtemps.
— Mon père nous a caché, à Mélanie et à moi, qu’il était malade. Je ne sais même pas quel cancer il a.
Elle n’ajoute aucun commentaire. Je la regarde finir son verre de vin et le reposer.
— Pourquoi êtes-vous venu ici, Antoine ? Je peux vous aider ?
Avant même que je puisse répondre, on entend la porte d’entrée se refermer et un homme corpulent avec un début de calvitie apparaît. Laurence me présente.
— Antoine Rey. Ça fait un bail ! Vous ressemblez de plus en plus à votre père.
Je déteste que les gens disent ça. Son nom me revient soudain. Cyril. Après quelques minutes de conversation sans importance, où il me présente ses condoléances, il quitte la pièce. Laurence regarde discrètement sa montre.
— Je ne voudrais pas abuser de votre temps, Laurence. Oui, j’ai besoin de votre aide.
Je m’interromps. Son regard franc et vif donne à son visage une certaine dureté. Presque masculine.