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Agence Viaris, Détectives privés.
J’examine les photos de June Ashby. Assez belle. Elle a les pommettes hautes et des épaules de nageuse. Rien d’« hommasse » en elle. Plutôt quelque chose d’extrêmement féminin, au contraire, des attaches fines, un collier de perles autour du cou, des boucles d’oreilles. Qu’a-t-elle pu dire en anglais à Blanche le jour de leur confrontation, ces mots qui avaient l’air si horribles selon Gaspard. Je me demande où elle se trouve à présent et si elle se souvient de ma mère.
Je sens une présence et je me retourne brutalement. C’est Margaux. Elle se tient juste derrière moi en chemise de nuit. Avec sa queue-de-cheval, elle ressemble à Astrid.
— C’est quoi tout ça, papa ?
Ma première réaction est de vouloir cacher les photos, de les fourrer dans l’enveloppe et d’inventer je ne sais quelle histoire. Mais je n’en fais rien. Il est trop tard pour mentir. Trop tard pour se taire. Trop tard pour jouer les ignorants.
— Des documents qu’on m’a donnés ce soir.
Elle jette un coup d’œil à la table.
— La brune, elle ressemble vachement à Mélanie… C’est ta mère, non ?
— Oui, c’est bien elle. Et la blonde, à côté, c’est son amie.
Margaux s’assoit et regarde attentivement chaque photographie.
— Ça veut dire quoi tout ça ?
Ne plus mentir. Ne plus masquer.
— Ma grand-mère faisait suivre ma mère et cette femme par un détective privé.
Margaux me jette un regard éberlué.
— Mais pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?
Elle comprend en posant la question. Du haut de ses quatorze ans.
— J’ai compris, admet-elle lentement et en rougissant. Elles étaient amoureuses, c’est ça ?
— Oui, tu as tout compris.
Nous demeurons un moment muets.
— Ta mère avait une histoire avec cette femme ?
— Exactement.
Margaux se gratte la tête pensivement, puis murmure :
— Tu veux dire que c’est un truc genre secret de famille dont il ne faut surtout pas parler ?
— Je crois bien, oui.
Elle prend un des clichés noir et blanc qui se trouvent sur la table.
— Elle ressemblait tellement à Mélanie. C’est dingue !
— Oui, c’est dingue.
— Et l’autre femme ? Tu sais qui c’est ? Tu l’as déjà rencontrée ?
— Il s’agit d’une Américaine. C’est une vieille histoire. Si je l’ai rencontrée, je ne m’en souviens plus.
— Papa, qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?
— Je ne sais pas.
Soudain, je revois le passage du Gois. Les vagues qui peu à peu l’engloutissent. Bientôt, les balises émergeant de l’eau seront les seuls indices de la présence d’une route. Une sensation de malaise m’envahit.
— Tout va bien, papa ?
Elle me caresse doucement le bras. Le geste est si inattendu qu’il me surprend et m’émeut.
— Ça va, ma chérie. Je te remercie. Il faut que tu ailles te coucher.
Elle me laisse l’embrasser puis file dans sa chambre.
Il ne reste plus qu’une chose dans l’enveloppe, une mince feuille de papier qui a été chiffonnée puis dépliée. C’est un papier à en-tête de l’hôtel Saint-Pierre. La lettre est datée du 19 août 1973. Revoir l’écriture de ma mère est un choc. Je lis les premières lignes, le cœur battant.
Tu viens de quitter ta chambre et je glisse cette lettre sous ta porte, plutôt que dans notre cachette habituelle, en priant pour que tu la trouves avant de prendre le train pour Paris…
J’ai les idées un peu plus claires, même si mon cœur bat trop fort, comme dans la chambre de Gaspard, il y a quelques jours. J’allume mon ordinateur et je vais sur Google. Je tape « June Ashby ». Le premier site qui apparaît est la galerie d’art qui porte son nom, à New York, sur la 57e rue. Experte en art moderne et contemporain, et artistes femmes. Je cherche des renseignements sur elle en particulier, sans succès.
Je reviens à la page d’accueil de Google et déroule la liste des références. Et enfin :
« June Ashby est morte en mai 1989 d’une insuffisance respiratoire au Mount Sinaï Hospital de New York. Elle avait soixante-quatre ans. Sa célèbre galerie de la 57e rue, créée en 1966, exposait les œuvres d’artistes femmes européennes qu’elle a fait découvrir aux amateurs américains. Son associée Donna W. Rogers dirige désormais la galerie. Mademoiselle Ashby militait pour les droits des homosexuels et fut cofondatrice de la Société des lesbiennes de New York et du groupe Les Sœurs de l’espoir. »
Je suis foudroyé. J’aurais rêvé la connaître, cette Américaine que ma mère a aimée, après l’avoir rencontrée à Noirmoutier pendant l’été 1972. Qu’elle a aimée en secret durant plus d’un an. Cette femme pour qui ma mère était prête à affronter le monde entier, la femme avec qui elle voulait vivre et nous élever. Trop tard. Dix-neuf ans trop tard.
J’imprime l’article et l’agrafe aux autres documents que j’ai trouvés dans l’enveloppe. Je cherche aussi « Donna W. Rogers » et « Sœurs de l’espoir » sur Google. Donna est une vieille dame de soixante-dix ans au visage intelligent et aux cheveux cuivrés coupés très court. Les Sœurs de l’espoir possèdent un site très documenté. Je le parcours. Réunions, concerts, rassemblements, leçons de cuisine, cours de yoga, séminaires de poésie, conférences politiques. J’envoie ce lien à Mathilde, une architecte avec qui j’ai travaillé il y a quelques années. Sa petite amie, Milena, possède un bar à la mode dans le Quartier latin, où je vais souvent. Malgré l’heure tardive, Mathilde est encore devant son ordinateur et répond immédiatement à mon mail. Elle voudrait savoir pourquoi je lui ai envoyé ce lien. Je lui explique que Les Sœurs de l’espoir est un mouvement fondé par une femme qui a été l’amante de ma mère. Mon portable sonne. C’est Mathilde.
— Eh bien, je ne savais pas que ta mère était une goudou, dit-elle.
— Moi non plus.
Un silence sans malaise s’installe.
— Quand l’as-tu découvert ?
— Il n’y a pas très longtemps.
— Et alors ? Ça te fait quoi ?
— C’est bizarre, pour être honnête.
— Et elle, est-ce qu’elle sait que tu es au courant ? C’est elle qui te l’a dit peut-être ?
Je soupire.
— Ma mère est morte en 1974, Mathilde. J’avais dix ans.
— Oh, je suis désolée, s’empresse-t-elle de répondre. Pardonne-moi.
— Laisse tomber.
— Ton père le sait ?
— J’ignore de quoi mon père est au courant.
— Tu veux faire un saut au bar ? Nous pourrons discuter autour d’un verre.
Je n’ai qu’à moitié envie. J’apprécie la compagnie de Mathilde, et le bar de sa copine est un lieu où j’aime sortir la nuit, mais je tombe d’épuisement ce soir. Je le lui dis. Elle me fait promettre de venir bientôt.
Une fois couché, j’appelle Angèle. Je tombe sur sa boîte vocale. Je ne laisse pas de message. J’essaie son numéro de fixe. Pas de réponse. Je lutte pour ne pas céder à l’inquiétude, en vain. Je sais qu’elle voit d’autres hommes. Elle reste discrète sur le sujet. J’aimerais qu’elle arrête. J’ai décidé de le lui demander bientôt. Mais que va-t-elle me rétorquer ? Que nous ne sommes pas mariés ? Qu’elle est allergique à la fidélité ? Qu’elle vit à Clisson et moi à Paris, et que ça ne peut pas marcher ? C’est vrai, à quoi ressemblerait une vie à deux avec elle ? Il n’est pas question qu’elle déménage à Paris, elle déteste la pollution, le bruit. Mais est-ce que je peux, moi, imaginer vivre dans une petite ville de province ? En outre elle voudra probablement savoir (parce qu’elle l’a sûrement deviné) si je n’ai pas couché avec Astrid récemment et pourquoi je ne lui ai rien dit.