Le champagne est glacé et ses bulles me piquent la langue.
— D’ici quelques semaines.
Et je manque d’ajouter : J’ai hâte.
— Elle a des enfants ?
— Non. Juste quelques neveux et nièces de ton âge, je crois.
— C’est toi qui vas à Nantes ?
— Oui. Elle n’aime pas beaucoup venir à Paris.
— Dommage.
— Pourquoi dommage ?
Il rougit.
— Elle est cool.
Je ris et lui ébouriffe les cheveux comme quand il était petit.
— Tu as raison. Elle est cool.
Le temps s’égrène lentement. Arno me parle de son école, de ses nouveaux amis. Puis Astrid vient nous rejoindre et Arno retourne au buffet. Astrid et moi restons en tête à tête. Elle a l’air plus heureuse, Serge et elle ont pris un nouveau départ, d’après ce qu’elle me dit. Cette nouvelle me fait plaisir. Elle veut savoir où j’en suis avec Angèle. Elle est curieuse, car les enfants lui en ont beaucoup parlé. Pourquoi ne l’amènerais-je pas à Malakoff un soir, pour dîner ?
— Bien sûr, mais Angèle vient rarement à Paris. Elle n’aime pas quitter sa chère Vendée.
La conversation avec mon ex est agréable, nous n’en avons pas eu de ce genre depuis longtemps, et pourtant je ne pense qu’à une chose : lire le dossier de ma mère. Je me sens incapable d’attendre d’être rentré chez moi.
Je prétexte une envie pressante pour me rendre aux toilettes et emporte discrètement l’enveloppe dans mon manteau, que je glisse sous ma veste. Je me précipite dans la grande salle de bains qui se trouve au bout du couloir, ferme la porte à clef et ouvre fiévreusement l’enveloppe. Laurence Dardel y a ajouté une note.
« Cher Antoine, voici le dossier médical complet de votre mère. Ce sont des photocopies, comme vous le verrez, mais il ne manque rien. Les notes de mon père sont toutes là. Je persiste à penser que rien de tout ceci ne vous sera très utile, mais vous avez le droit, en tant que fils de Clarisse, de consulter ce dossier. Si vous avez des questions supplémentaires, n’hésitez pas à revenir vers moi. Bien à vous, L. D. »
— Salope de bourgeoise ! ne puis-je m’empêcher de lâcher tout haut. Jamais pu l’encadrer.
Le premier document se trouve être le certificat de décès. Je me penche dessus en allumant la lumière pour pouvoir le lire correctement. Notre mère est bien morte avenue Georges-Mandel et pas avenue Kléber. Cause du décès : rupture d’anévrisme. Le déroulement des événements me revient subitement. 12 février 1974… Je suis revenu de l’école avec la jeune fille au pair… Mon père m’a annoncé, dès que nous sommes rentrés, que Clarisse était morte brutalement, que son corps avait été emmené à l’hôpital… Je n’ai pas demandé où elle était morte. J’ai naturellement pensé que c’était avenue Kléber. En fait, je n’ai jamais posé la question. Et Mel non plus.
Je sais que j’ai raison. Mélanie et moi n’avons jamais été au courant parce que nous n’avons jamais demandé. Nous étions si petits. Si choqués. Je revois notre père nous expliquer ce qu’est une rupture d’anévrisme – une veine se rompant dans le cerveau –, comment Clarisse est morte très vite, sans souffrir. Il ne nous en a jamais dit plus sur sa mort. Si la langue de Gaspard n’avait pas fourché, nous aurions continué à penser que notre mère était morte avenue Kléber.
Alors que je feuillette les pages du dossier, quelqu’un tente de tourner la poignée. Je sursaute.
— Occupé ! je m’exclame hâtivement, en repliant les feuilles et en les dissimulant sous ma veste.
Je tire la chasse, me lave les mains. Quand j’ouvre la porte, Mélanie est là, qui m’attend, les poings sur les hanches.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Ses yeux inspectent la salle de bains.
— J’avais besoin de réfléchir à deux ou trois choses, c’est tout, dis-je en me séchant rapidement les mains.
— Tu ne me cacherais pas un truc, par hasard ?
— Si, je travaille sur quelque chose qui nous concerne tous les deux. Je rassemble un puzzle.
Elle entre dans la salle de bains et referme doucement la porte derrière elle. Une fois encore, je suis frappé par sa ressemblance avec notre mère.
— Écoute-moi bien, Antoine. Notre père est mourant.
Je la regarde droit dans les yeux.
— Il t’a dit alors ? Pour son cancer ?
— Oui, il me l’a annoncé. Il n’y a pas très longtemps.
— Tu ne m’en as pas parlé.
— Parce qu’il me l’a demandé.
Je la regarde, ébahi. Puis, de colère, je jette la serviette sur le sol.
— C’est un peu fort. Je suis son fils, nom de Dieu !
— Je comprends que tu réagisses comme ça. Mais il ne peut pas te parler. Il ne sait pas comment s’y prendre. Et toi, avec lui, c’est pareil, alors…
Je m’adosse contre le mur et croise les bras. Je suis furieux, j’enrage.
— Il ne lui reste pas beaucoup de temps, Antoine. Il a un cancer de l’estomac. J’ai parlé à son médecin. Les nouvelles ne sont pas bonnes.
— Que cherches-tu à me dire, Mélanie ?
Elle s’approche du lavabo, ouvre le robinet et passe ses mains sous l’eau. Elle porte une robe de laine gris foncé, des collants noirs, des ballerines en cuir noir avec des boucles dorées. Ses cheveux poivre et sel sont attachés par un ruban de velours, noir aussi. Elle se penche pour attraper la serviette et s’essuie les mains.
— Je sais que tu as décidé de leur faire la guerre.
— La guerre ?
— Je suis au courant de ce que tu trafiques. Je sais que tu as demandé à Laurence Dardel le dossier médical de notre mère.
Le sérieux de sa voix m’impose le silence.
— Gaspard t’a remis une enveloppe, il me l’a dit. Je sais que tu connais sans doute l’identité de la femme blonde. Et je t’ai aussi entendu questionner Solange, à l’instant.
— Attends, Mélanie, lâché-je en rougissant de honte à l’idée de lui avoir caché tant d’éléments importants pour elle. Tu dois comprendre, je comptais tout te dire, bien sûr, je…
De sa main blanche et fine, elle me fait signe de me taire.
— Contente-toi de m’écouter.
— D’accord, dis-je, avec un sourire gêné. Je suis tout ouïe.
Elle ne me rend pas mon sourire, mais se penche vers moi, approchant ses yeux verts à quelques centimètres des miens.
— Quoi que tu découvres, je ne veux rien savoir.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendu. Je ne veux rien savoir.
— Mais pourquoi ? Je croyais que tu voulais… Enfin, souviens-toi ! Le jour où tu t’es rappelé pourquoi nous avions eu cet accident, tu as dit que tu étais prête à affronter la vérité.
Elle ouvre la porte sans me répondre et j’ai peur qu’elle ne disparaisse en m’abandonnant, mais soudain elle se retourne. Ses yeux sont infiniment tristes. Si tristes que j’ai envie de la prendre dans mes bras.
— J’ai changé d’avis. Je ne suis pas prête. Et si tu trouves… Quoi que tu trouves… n’en parle pas à papa. Jamais !
Sa voix se brise et elle s’éloigne, tête baissée. Je suis incapable de bouger. Comment Mélanie peut-elle préférer le silence à la vérité ? Comment peut-elle vivre sans savoir ? Sans désirer savoir ? Pourquoi veut-elle tant protéger notre père ?
Alors que je reste là, déconcerté, l’épaule contre le cadre de la porte, ma fille apparaît.
— Salut, papa, dit-elle.
Puis, voyant mon visage :
— Mauvaise journée, non ?
J’acquiesce.
— Pareil pour moi, dit-elle.
— Alors, on est deux.
À ma grande surprise, elle me prend dans ses bras et me serre fort. Je lui rends son câlin et dépose un baiser au sommet de son crâne.
Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, de retour à la maison, qu’une idée me vient.