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Je tiens dans mes mains le mot de ma mère pour June Ashby. Je le relis pour la énième fois. Je parcours l’article que j’ai imprimé à propos de la galerie et de la mort de June. Donna W. Rogers… Je sais ce qu’il me reste à faire. C’est évident. Je cherche le numéro de la galerie sur leur site Internet. Je vérifie l’heure.

Cinq heures de l’après-midi à New York. Vas-y, dit la petite voix. Vas-y, c’est tout. Tu n’as rien à perdre. Elle ne sera peut-être même pas là, peut-être même qu’elle ne décrochera pas, mais vas-y, appelle.

La sonnerie retentit plusieurs fois, jusqu’au moment où une voix masculine répond aimablement :

— Galerie June Ashby, que puis-je faire pour vous ?

Mon anglais est un peu rouillé. Je n’ai pas parlé depuis des mois. Je demande, comme je peux, madame Donna Rogers.

— Qui dois-je annoncer ?

— Antoine Rey, j’appelle de Paris, en France.

— Et puis-je connaître la raison de votre appel ?

— Dites à Mme Rogers que c’est… c’est un sujet très personnel.

Mon accent français est si fort que je suis au supplice. L’homme me prie de ne pas quitter.

Puis une voix de femme décidée prend l’appareil. Je demeure muet quelques secondes avant de lâcher :

— Oui, bonjour… Mon nom est Antoine Rey. Je vous appelle de Paris.

— Je vois, dit-elle. Êtes-vous un de nos clients ?

— Hmm, non, dis-je un peu gêné. Je ne fais pas partie de vos clients, madame. Je vous appelle pour un tout autre sujet. Je vous appelle à propos de… ma mère…

— Votre mère ? répond-elle, surprise.

Puis, avec beaucoup de courtoisie :

— Excusez-moi, pouvez-vous me répéter votre nom ?

— Rey. Antoine Rey.

Elle ne dit rien.

— Rey. Et le nom de votre mère…

— Clarisse Rey.

Le silence est si long à l’autre bout de la ligne que j’ai peur que nous ayons été coupés.

— Allô ?

— Oui, je suis toujours là. Vous êtes le fils de Clarisse.

C’est une affirmation, pas une question.

— Oui, je suis son fils.

— Vous pouvez patienter, s’il vous plaît ?

— Bien sûr.

J’entends des voix étouffées, inaudibles, des bruits de papier. Puis la voix d’homme :

— Ne raccrochez pas, je vous transfère dans le bureau de Donna.

— Antoine Rey, reprend-elle.

— Oui.

— Vous devez avoir la quarantaine, n’est-ce pas ?

— Quarante-quatre ans.

— C’est cela.

— Connaissiez-vous ma mère, madame ?

— Je ne l’ai jamais rencontrée.

Sa réponse me déçoit, mais mon anglais est trop laborieux pour que je puisse réagir.

Elle continue.

— En fait, voyez-vous, June m’a parlé d’elle.

— Et que vous a-t-elle dit sur ma mère ? Vous pouvez me le raconter ?

Elle marque une longue pause, puis me confie tout bas, si bas que je dois tendre l’oreille pour entendre :

— June disait que votre mère était l’amour de sa vie.

La campagne file à toute allure, n’apparaissant plus, devant mes yeux, que comme une longue traînée grise et marron. Le train roule si vite que les gouttes de pluie ne parviennent pas à s’accrocher aux vitres. Cette dernière semaine a été plutôt humide. Un temps de fin d’hiver typique. Je rêve de retrouver une lumière méditerranéenne, ce bleu et ce blanc, cette chaleur accablante. Oh ! être n’importe où en Italie, sur la côte amalfitaine par exemple, comme il y a quelques années avec Astrid, sentir l’odeur sèche, poussiéreuse, des pins accrochés aux escarpements rocheux, et laisser la brise saline et chaude me fouetter le visage.

Le TGV pour Nantes est plein à craquer. On est vendredi après-midi. Mon compartiment est plutôt studieux. Les passagers lisent des bouquins, des revues, travaillent sur leurs ordinateurs ou écoutent de la musique. Devant moi, une jeune femme écrit consciencieusement dans un carnet moleskine. Je ne peux m’empêcher de la regarder. Elle est extrêmement séduisante. Un visage à l’ovale parfait, une abondante chevelure châtaine, une bouche gourmande comme un fruit. Ses mains sont belles, aussi, les doigts longs et fins, les poignets délicats. Elle ne me jette pas un seul regard. Je parviens à distinguer la couleur de ses yeux quand elle les tourne vers la fenêtre. Bleu Amalfi. Près d’elle, un type grassouillet et habillé de noir, rivé à son Blackberry. Et juste à côté de moi, une femme de soixante-dix ans qui lit de la poésie. Tellement british. Un fouillis de cheveux gris, un nez aquilin, un sourire découvrant une belle dentition, et des pieds et des mains immenses.

Le trajet Paris-Nantes dure à peu près deux heures, mais je compte chaque minute et le temps me semble désespérément long. Je n’ai pas vu Angèle depuis mon anniversaire, en janvier dernier, et je ne tiens plus. Ma voisine se lève et revient du bar avec une tasse de thé et des biscuits. Elle m’adresse un sourire amical, que je lui retourne. La jolie fille écrit toujours et l’homme en noir finit par ranger son Blackberry, puis bâille et se frotte le front d’un geste las.

Je repense à ces dernières semaines. La réaction inattendue de Mélanie après les funérailles de Blanche. Quoi que tu trouves, je ne veux rien savoir. L’hostilité de Solange quand j’ai mentionné le nom de June Ashby. Je ne me souviens de rien concernant ta mère et cette femme. Et l’émotion dans la voix de Donna Rogers. June disait que votre mère était l’amour de sa vie. Elle m’a demandé mon adresse à Paris, ce jour-là. Elle désire m’envoyer des objets que June a conservés et qui me feraient plaisir, peut-être.

J’ai reçu le colis quelques jours plus tard. Il contenait des lettres, quelques photographies et une bobine de film super-huit. Plus une carte de Donna Rogers.

Cher Antoine,

June a gardé toutes ces affaires précieusement, jusqu’à sa mort. Je suis sûre qu’elle serait heureuse de savoir qu’elles sont maintenant entre vos mains. Je ne sais pas ce qu’il y a sur le petit film, elle ne me l’a jamais dit, mais j’ai pensé qu’il serait mieux que vous le découvriez vous-même.

Bien à vous,

Donna W. Rogers

J’ai ouvert les lettres de mes doigts tremblants et, en commençant à les lire, j’ai pensé à Mélanie. J’aurais voulu qu’elle soit là, avec moi, assise à mes côtés, dans l’intimité de ma chambre, pour partager ces précieux vestiges de la vie de notre mère. La date est indiquée : 28 juillet 1973. Noirmoutier, Hôtel Saint-Pierre.

Ce soir, j’ai passé une éternité à t’attendre sur l’estacade. Il s’est mis à faire frais. J’ai préféré rentrer, pensant que tu n’avais pas pu t’échapper cette fois. Je leur avais dit que j’avais besoin de marcher un peu sur la plage après le dîner et je me demande s’ils m’ont crue – elle me fusille toujours du regard comme si elle savait quelque chose, bien que j’aie la certitude absolue que personne n’est au courant.

J’ai eu les larmes aux yeux. J’ai dû arrêter ma lecture. Ce n’était pas grave. Je pourrais les lire plus tard, quand je m’en sentirais la force. J’ai rangé les lettres. Les photographies étaient des portraits noir et blanc de June Ashby prises dans un studio professionnel. Elle était belle, des traits fins, bien dessinés, un regard pénétrant. Au dos, ma mère avait noté, de son écriture ronde et enfantine : Mon cher amour. Il y avait aussi des photos en couleurs de ma mère dans une robe de soirée bleu et vert que je n’avais jamais vue, devant un miroir en pied, dans une chambre que je ne connais pas. Elle souriait, à travers le miroir, à la personne qui la photographiait, et qui, je suppose, était June. Sur le cliché suivant, ma mère prend la même pose, mais entièrement nue, la robe bleu et vert jetée à ses pieds. J’ai senti que je rougissais et j’ai immédiatement détourné les yeux du corps de ma mère, que je n’avais jamais vue nue. J’avais la sensation d’être un voyeur. Je n’ai pas voulu regarder le reste des photos. L’aventure amoureuse de ma mère, à présent entièrement dévoilée, tenait dans ces quelques documents. Et si June Ashby avait été un homme ? Non, ça n’aurait rien changé. En tout cas, pas pour moi. Peut-être est-ce plus difficile pour Mélanie d’accepter qu’elle ait eu une relation lesbienne ? Pire encore pour mon père ? Est-ce pour cela que Mélanie ne veut rien savoir ? Finalement, j’ai été soulagé que ma sœur ne soit pas là, qu’elle n’ait pas vu les photos.