— Vous n’allez pas me croire, mais je me rends à des funérailles, dit la dame anglaise, dont le prénom est Cynthia.
Elle a un petit sourire.
— Comme c’est triste !
— C’est une vieille amie à moi, Gladys. L’enterrement a lieu demain matin. Elle a eu toutes sortes de problèmes de santé très pénibles, mais elle s’est montrée très courageuse. J’ai beaucoup d’admiration pour elle.
Son français est excellent, avec une légère pointe d’accent britannique. Quand je le lui fais remarquer, elle sourit encore une fois.
— J’ai vécu en France toute ma vie. J’ai épousé un Français.
La jolie fille revient au bar et s’assoit près de nous. Elle est au téléphone et ses mains s’agitent.
Cynthia poursuit :
— Et au moment où nous avons heurté cette pauvre personne, j’étais justement en train de choisir un poème à lire aux funérailles de Gladys.
— Vous l’avez trouvé, ce poème ? demandé-je.
— Oui. Vous connaissez Christina Rossetti ?
Je fais la grimace.
— J’ai bien peur de ne pas être très calé en poésie.
— Moi non plus, rassurez-vous. Mais je voulais un poème qui ne soit ni morbide ni triste, et je crois que c’est le cas de celui-ci. Christina Rossetti est une poétesse victorienne, totalement inconnue en France, je pense, et à tort, car elle a, selon moi, un grand talent. Son frère, Dante Gabriel Rossetti, lui a volé la vedette. C’est lui le plus célèbre. Vous connaissez probablement ses tableaux. C’est un préraphaélite. Plutôt bon.
— Je ne suis pas meilleur en peinture.
— Oh, voyons, je suis sûre que vous avez déjà vu son travail, ses femmes ténébreuses et sensuelles avec des chevelures flamboyantes et des lèvres charnues, toujours vêtues de longues robes.
— Peut-être, dis-je en souriant à la façon dont elle mime des poitrines opulentes. Et le poème de sa sœur ? Vous pouvez me le lire ?
— D’accord. Et nous aurons une pensée pour la personne qui est morte ce soir.
— C’était une femme, d’après ce que m’ont dit les contrôleurs.
— Alors, lisons ce poème pour elle. Que son âme repose en paix.
Cynthia ouvre son petit recueil de poésie, fait glisser ses lunettes grossissantes sur le bout de son nez et commence à lire d’une voix théâtrale. Tout le monde se retourne sur elle.
Quand je serai morte, mon amour,
Ne chante pas pour moi de chansons tristes
Ne plante pas de roses sur ma tombe
Ne la mets pas à l’ombre d’un cyprès
Ne laisse au-dessus de moi que l’herbe verte
Mouillée de pluie et de rosée
Et si tu veux, souviens-toi
Et si tu veux, oublie.
Sa voix s’élève dans la voiture, dans un silence profond, couvrant les grincements qu’on perçoit à l’extérieur et dont je ne veux pas tenter d’imaginer la cause. C’est un poème poignant, simple et beau, qui me remplit d’espoir. Quand elle finit sa lecture, on entend des murmures reconnaissants. La jolie fille, elle, est en pleurs.
— Merci, dis-je.
— Je suis heureuse que vous ayez aimé. Je pense que c’est un bon choix.
La jeune fille s’approche timidement. Elle demande à Cynthia les références du poème et les note dans son carnet. Je l’invite à s’asseoir avec nous, ce qu’elle accepte avec plaisir. Elle espère que nous ne l’avons pas trouvée grossière quand elle a insulté le type en noir.
Cynthia toussote en riant.
— Grossière ? Ma chère, vous avez été admirable.
La jeune fille esquisse un sourire. Elle est exceptionnellement attirante. Sa silhouette est superbe – des seins fermes que l’on devine à peine derrière le pull ample, des jambes longues, des hanches étroites, des fesses hautes moulées dans son Levi’s.
— Je ne sais pas, vous, mais je n’arrête pas de penser à ce qui vient d’arriver, murmure-t-elle. Je me sens presque responsable, comme si j’avais tué cette malheureuse personne de mes mains.
— Mais non !
— C’est plus fort que moi. Je sens comme un nœud, là. – Elle frissonne. – Je pense aussi au conducteur du train… vous imaginez ? Et avec ces TGV, je suppose qu’il est impossible de freiner à temps. Et puis, la famille de cette personne… Je vous ai entendu dire qu’il s’agissait d’une femme… Je me demande si l’on a déjà pu l’identifier ? Peut-être que personne ne sait encore. Ceux qui l’aimaient ignorent encore que leur mère, leur sœur, leur fille, leur femme, que sais-je, est morte. Je trouve cette idée insupportable. – Elle sanglote, tout doucement. – J’ai hâte de descendre de ce fichu train. Je voudrais que ce ne soit jamais arrivé.
Cynthia lui prend la main. Moi, je n’ose pas. Je ne veux pas que cette charmante créature puisse penser que je profite de la situation.
— Nous ressentons tous la même chose, la réconforte Cynthia. Ce qui est arrivé ce soir est atroce. Horrible. Comment ne pas être bouleversé ?
— Et ce type… Ce type qui n’arrêtait pas de se plaindre qu’il allait être en retard, sanglote-t-elle. Et il n’était pas le seul. J’en ai entendu d’autres dire la même chose.
Moi aussi, je suis hanté par le bruit du choc. Je ne lui dis pas, parce que sa prodigieuse beauté est plus puissante que le hideux pouvoir de la mort. Ce soir, je sens à quel point la mort me submerge. Jamais dans ma vie elle ne m’a semblé plus présente. Elle est là, tout autour de moi, comme le bourdonnement incessant d’un papillon de nuit. Mon appartement qui donne sur un cimetière. Pauline. Les carcasses répandues sur la route. Le manteau rouge de ma mère sur le sol du petit salon. Blanche. Le cancer de mon père. Les belles mains d’Angèle s’affairant sur des cadavres. Et cette femme sans visage, désespérée, attendant le passage du train sous la pluie.
Je suis heureux, si heureux, soulagé d’être un homme, de n’être qu’un homme qui, face à la mort, rêve de tripoter les seins de cette magnifique inconnue, plutôt que de fondre en larmes.
Je ne me lasse jamais de la chambre d’Angèle, son style exotique, le plafond safran, les murs d’un beau rouge cannelle. C’est un tel contraste avec la morgue où elle travaille. La porte, les montants des fenêtres et le plancher sont peints en bleu nuit. Des saris de soie brodés, orange et jaune, tiennent lieu de rideaux et de petites lanternes filigranées marocaines répandent sur le lit aux draps de lin fauve une lumière de bougie vacillante. Ce soir, des pétales de rose sont éparpillés sur les oreillers.
— Ce que j’aime chez toi, Antoine Rey, dit-elle en enlevant ma ceinture (et moi la sienne), c’est que sous ton côté romantique et bien élevé, tes jeans bien repassés et tes chemises amidonnées, tes pulls de gentleman anglais, tu n’es qu’un obsédé sexuel.
— N’est-ce pas le cas de tous les hommes ? dis-je, en me débattant avec ses bottes de motard.
— La plupart des hommes sont comme ça, mais certains plus que d’autres.
— Il y avait une fille dans le train…
— Hmm ?
Elle déboutonne ma chemise. Ses bottes tombent enfin sur le sol.
— Incroyablement séduisante.
Elle sourit en faisant glisser son jean noir.
— Tu sais que je ne suis pas jalouse.
— Oh oui, je le sais. Mais grâce à cette fille, j’ai supporté les trois interminables heures d’attente pendant lesquelles ils grattaient ce qui restait de cette pauvre femme sur les roues du TGV.
— Et de quelle façon, si je ne suis pas trop indiscrète ?