Angèle est assise à table. Un genou replié sur sa chaise, elle est plongée dans la lecture d’un document. Son ordinateur est ouvert près d’elle. En m’approchant, je vois qu’elle étudie le dossier médical de ma mère. Elle lève un œil. Ses yeux sont cernés. Elle n’a pas dû beaucoup dormir.
— Que fais-tu ?
— Je t’attendais. Je ne voulais pas te réveiller.
Elle se lève, me prépare une tasse de café. Elle est déjà habillée. Dans sa tenue habituelle. Jean et col roulé noirs, bottes.
— On dirait que tu n’as pas beaucoup dormi.
— J’ai parcouru le dossier médical de ta mère.
Son ton trahit une révélation à venir.
— Et alors ? Tu as remarqué quelque chose ?
— Oui, dit-elle. Assieds-toi, Antoine.
Je m’installe à côté d’elle. Il fait chaud dans la cuisine ensoleillée. Après ma nuit agitée de mauvais rêves, je ne suis pas sûr d’être prêt à affronter une nouvelle épreuve. Je rassemble mes forces.
— Et qu’est-ce que tu as vu dans ce dossier ?
— Tu sais que je ne suis pas médecin, mais je travaille dans un hôpital et je vois des morts tous les jours. Je lis leurs dossiers, je parle aux docteurs. J’ai bien étudié le dossier de ta mère pendant que tu dormais. J’ai pris des notes. Et j’ai fait des recherches sur Internet. J’ai aussi envoyé des mails à des amis médecins.
— Et ? insisté-je, soudain incapable d’avaler mon café.
— Ta mère avait commencé à avoir des migraines deux ans avant sa mort. Pas très fréquentes, mais fortes. Tu t’en souviens ?
— Une ou deux fois peut-être… Elle avait dû rester allongée dans le noir et le docteur Dardel était venu l’examiner.
— Quelques jours avant sa mort, elle a eu une crise et elle a vu le docteur. Regarde, c’est là.
Elle me tend le document photocopié où je reconnais l’écriture tordue du docteur Dardel. J’ai déjà vu ce document, il était dans ses dernières notes avant la mort de Clarisse. 7 février 1974. Migraine. Nausée, vomissements, douleurs oculaires. Vision dédoublée.
— Oui, j’ai déjà lu ces notes. Ça veut dire quoi ?
— Que sais-tu des anévrismes, Antoine ?
— C’est comme une petite bulle, une petite cloque qui se forme à la surface d’une artère cérébrale. La paroi d’un anévrisme est plus fine que celle d’une artère. Le danger survient quand cette membrane se rompt.
— C’est pas mal.
Elle se sert à nouveau du café.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Parce que je crois que ta mère est en effet morte d’une rupture d’anévrisme.
Je la fixe, interdit. Puis je finis par balbutier :
— Alors, elle ne se serait pas battue avec Blanche ?
— Je te dis juste ce que je crois. C’est tout. C’est toi qui as le dernier mot dans cette histoire. C’est ta vérité.
— Tu crois que j’exagère, que je me fais des idées ? Que je suis parano ?
— Non, bien sûr que non.
Elle pose sa main sur mon épaule.
— Ne t’emballe pas. Ta grand-mère était une vieille bique homophobe, cela ne fait aucun doute. Mais écoute quand même ce que j’ai à te dire, d’accord ? Le 7 février 1974, le docteur Dardel examine ta mère avenue Kléber. Elle a une violente migraine. Elle est au lit, dans le noir. Il lui prescrit le médicament qu’elle prend habituellement et le lendemain, la crise est passée. Enfin, c’est ce qu’il pense. C’est ce qu’elle pense aussi. Mais un anévrisme cérébral peut enfler, lentement et sûrement, et peut-être était-il là depuis un moment, sans que personne ne s’en doute. Quand un anévrisme enfle, avant d’exploser et de saigner, il fait pression sur le cerveau ou sur le nerf optique, les muscles du visage ou du cou. Migraine, nausées, vomissements, douleurs oculaires, vision dédoublée. Si le docteur Dardel avait été un peu plus jeune et un peu plus dans le coup, avec ce genre de symptômes, il aurait envoyé ta mère à l’hôpital immédiatement. Mes deux amis médecins me l’ont confirmé par mail. Peut-être le docteur Dardel était-il débordé ce jour-là, peut-être était-il préoccupé par d’autres cas urgents, peut-être a-t-il sous-estimé la situation. Toujours est-il que l’anévrisme a grossi et que le 12 février, c’est-à-dire cinq jours plus tard, il s’est rompu.
— Comment crois-tu que c’est arrivé ? Dis-moi.
— C’est à peu près la même histoire. Elle allait à pied chez ta grand-mère ce matin-là, dans son manteau rouge. Elle ne devait pas se sentir très bien, pas bien du tout même. Elle devait encore avoir la nausée, peut-être avait-elle vomi avant. Elle avait sans doute la tête qui tournait et la démarche mal assurée. Sa nuque était probablement raide. Mais elle a voulu affronter ta grand-mère, malgré tout, pensant sans doute que c’étaient les derniers soubresauts de sa migraine. Elle ne se souciait pas de sa santé. Elle ne pensait qu’à June. À June et à ta grand-mère.
Je me cache le visage dans les mains. Imaginer ma mère souffrante remontant vers l’avenue Georges-Mandel, avec son corps qu’elle avait du mal à traîner, partant braver Blanche comme un courageux petit soldat, est insupportable.
— Continue.
— L’histoire se déroule à peu près comme la tienne. Gaspard ouvre la porte, il remarque qu’elle a mauvaise mine, qu’elle est essoufflée. Elle n’a qu’un but, affronter ta grand-mère. Blanche aussi a sans doute remarqué quelque chose, la pâleur alarmante du visage de Clarisse, sa façon de parler, son manque d’équilibre. La conversation est la même. Blanche sort les photos, le rapport du détective, et Clarisse campe sur sa décision. Elle ne cessera pas de voir June, elle aime June. Et soudain, l’accident. En un éclair. Une douleur intense. Comme un coup de pistolet dans son crâne. Clarisse vacille, porte les mains à ses tempes et s’écroule. Sur le coin de la table de verre peut-être. Mais, de toute façon, elle est déjà morte. Ta grand-mère ne peut rien faire. Le médecin non plus. Quand il arrive, il comprend. Il sait qu’il a commis une erreur en ne l’envoyant pas à l’hôpital… Il a dû porter ce poids toute sa vie.
À présent, je comprends la réticence de Laurence Dardel à me donner ce dossier. Elle savait qu’un œil expert décèlerait rapidement la faute de son père.
Angèle vient s’asseoir sur mes genoux, ce qui n’est pas facile vu la longueur de ses jambes.
— Est-ce que ça t’éclaire un peu ? me demande-t-elle tendrement.
Je l’enlace en posant mon menton au creux de son cou.
— Oui, je crois. Ce qui fait mal, c’est de ne pas savoir.
Elle me caresse les cheveux d’une main apaisante.
— Quand je suis rentrée de l’école ce jour-là, le jour où mon père s’est tiré une balle dans la tête, il n’y avait aucun mot. Il n’avait rien laissé. Ça nous a rendues dingues, ma mère et moi. Juste avant sa mort, il y a quelques années, elle m’a redit comme c’était terrible de n’avoir jamais su pourquoi il s’était suicidé, même après toutes ces années. Il n’avait pas de maîtresse, pas de problèmes financiers. Pas de soucis de santé. Rien.
Je la serre contre moi en pensant à la jeune fille de treize ans qui a découvert son père mort. Sans un mot. Sans explication. Je frissonne.
— On n’a jamais su pourquoi. Il a fallu vivre avec ça. J’ai appris à le faire. Ça n’a pas été facile, mais j’ai surmonté ma douleur.
Et je comprends, à ses mots, que c’est précisément ce que je vais devoir apprendre désormais.
— C’est l’heure, dit Angèle d’un air enjoué.
Nous prenons un café après avoir déjeuné dehors, sur le patio, devant la cuisine. Le soleil est exceptionnellement chaud. Le jardin revient peu à peu à la vie. Le printemps n’est pas loin, il caresse déjà mes narines, mes pauvres narines polluées de Parisien. C’est un parfum d’herbe, d’humidité, de fraîcheur, un parfum piquant. Délicieux.