Ils déjeunèrent tard, au Café Noir, à Noirmoutier-en-l’Île. L’établissement était bondé et bruyant, à l’évidence un lieu que les insulaires appréciaient. Antoine commanda des sardines grillées et un verre de muscadet, Mélanie prit une assiette de bonnottes, les petites pommes de terre locales, sautées au lard et frottées à l’ail. La chaleur montait, mais un vent frais soufflait. La terrasse du Café Noir donnait sur le petit port et l’étroit canal longeant les vieux entrepôts de sel, encombré de barques de pêche rouillées et de bateaux de plaisance.
— On ne venait pas souvent par ici, hein ? demanda Mélanie, la bouche pleine.
— Blanche et Robert n’aimaient pas quitter l’hôtel, répondit-il. Ils dépassaient rarement la plage.
— On ne venait pas non plus ici avec Solange ou Clarisse, me semble-t-il…
— Exact. Solange nous a emmenés visiter le château de Noirmoutier une fois ou deux, l’église aussi. Clarisse devait se joindre à nous, mais l’une de ses migraines l’en a empêchée.
— Aucun souvenir du château, dit Mélanie. Mais des migraines, oui.
Il observa la table voisine où étaient venus s’asseoir une flopée d’adolescents bronzés. Presque toutes les filles portaient des deux-pièces rikiki. Guère plus âgées que sa fille Margaux. Il n’avait jamais été attiré par les filles beaucoup plus jeunes que lui. Mais celles qu’il avait rencontrées depuis son divorce, par Internet ou par des copains, l’avaient stupéfait par l’audace éhontée de leur comportement sexuel. Plus elles étaient jeunes, plus elles étaient délurées au lit. Cela l’avait d’abord excité, mais assez rapidement, l’enthousiasme de la nouveauté s’était estompé. Où était le sentiment ? Où était l’émotion, le cœur qui se serre, le partage, la gêne délicieuse ? Ces filles étalaient leur sensualité avec les mêmes poses que les stars du porno et se précipitaient sur votre braguette avec un savoir-faire blasé qui avait fini par le dégoûter.
— À quoi tu penses ? demanda Mélanie, en étalant de l’écran solaire sur le bout de son nez.
— Tu vois quelqu’un en ce moment ? répondit-il. Je veux dire, tu as un petit ami ?
— Rien de sérieux. Et toi ?
Il regarda de nouveau en direction de la bande d’adolescents bruyants. Une des filles était assez spectaculaire. Longs cheveux blond foncé, un port de tête de reine égyptienne, des épaules larges, des hanches étroites. Mais trop maigre à son goût. Et un peu trop sûre d’elle.
— Je t’ai déjà répondu dans la voiture. Je n’ai personne.
— Même pas des aventures d’une nuit ?
Il soupira et recommanda du vin. Pas très bon pour son embonpoint, pensa-t-il fugitivement. Tant pis.
— J’en ai ma dose de ce genre de relations.
— Moi aussi.
Il fut surpris. Elle éclata de rire.
— Tu crois que je suis une sainte-nitouche, c’est ça ?
— Bien sûr que non.
— Mais si, j’en suis sûre. Eh bien, pour ne rien te cacher, mon cher frère, j’ai une aventure avec un homme marié.
Il la regarda, interloqué.
— Et ?
Elle haussa les épaules.
— Et je déteste ça !
— Alors, pourquoi ?
— Parce que je ne supporte pas d’être seule. Le lit vide, les nuits solitaires… Très peu pour moi.
Elle avait dit cela avec un air farouche, presque menaçant. Puis ils se remirent à boire et à manger en silence. Mélanie reparla la première.
— Il est beaucoup plus vieux que moi. La soixantaine. J’imagine que ça m’aide à me sentir jeune.
Elle eut un sourire amer.
— Sa femme n’est pas très portée sur la chose, le genre intello, enfin, c’est ce qu’il dit. Il couche ici et là. C’est un homme d’affaires puissant. Il travaille dans la finance. Bourré de fric. Il me couvre de cadeaux.
Elle tendit son poignet pour lui montrer un lourd bracelet en or.
— Il est accro au sexe. Il se jette sur moi et me suce chaque centimètre carré. Comme un vampire. Au lit, il est dix fois plus homme qu’Olivier ou n’importe lequel des mecs que j’ai connus.
L’image de Mélanie batifolant avec un sexagénaire lubrique était repoussante. Elle gloussa en voyant la grimace d’Antoine.
— Je sais, c’est dur d’imaginer sa sœur en plein Kamasutra. De la même façon qu’on a du mal à se représenter ses parents faisant l’amour.
— Ou ses enfants, ajouta-t-il, l’air sombre.
Elle retint son souffle.
— Oh ! je n’avais pas pensé à ça. Tu as raison.
Elle n’insista pas et il se sentit soulagé. Il pensa aux préservatifs qu’il avait trouvés dans son sac de sport, quelques mois plus tôt. Arno le lui avait emprunté. Quand il avait rendu à son fils ce qui semblait lui appartenir, Arno avait vaguement souri, l’air penaud. Au bout du compte, Antoine avait été plus gêné que son fils.
C’était arrivé sans prévenir. Le mignon petit garçon avait poussé en une nuit pour devenir un géant filiforme avec un semblant de barbe, qui ne communiquait que sur le mode du grommellement. L’irruption brutale d’Arno au royaume de la puberté avait coïncidé avec la trahison d’Astrid. Le plus fâcheux des timings : il devait affronter seul les inévitables disputes du week-end à propos de la permission de minuit, des devoirs à finir et de la douche à prendre. Astrid n’échappait sûrement pas, de son côté, à ce genre de conflits, mais au moins, elle avait un homme à la maison. Et elle était sans doute moins grincheuse et impatiente que lui, son ex. Antoine était anéanti, déprimé par sa solitude. Encaisser le choc des disputes de plus en plus orageuses avec Arno aggravait son état. Auparavant, Astrid et lui formaient une véritable équipe. Ils prenaient ensemble les décisions. Faisaient corps face aux événements. Désormais, il devait se débrouiller seul. Et quand arrivait le vendredi soir et qu’il entendait la clef des enfants tourner dans la serrure, il s’armait de courage et redressait les épaules comme un soldat partant pour le front.
Margaux aussi avait fait une entrée fracassante dans l’adolescence. Il était encore plus désemparé. Il n’avait aucune idée de la façon dont il devait s’y prendre. Elle était comme un chat, sinueuse et renfermée. Elle passait des heures à chatter sur son ordinateur ou pendue à son téléphone portable. Un SMS pouvait la faire fondre en larmes ou la plonger dans le plus profond silence. Elle se tenait à distance, évitant tout contact physique avec son père. Son affection et ses câlins manquaient à Antoine. Le moulin à paroles au sourire en coin et aux nattes enfantines avait disparu pour laisser place à une femme-enfant avec des seins naissants, une peau boutonneuse et un maquillage des yeux outrancier, qu’il avait furieusement envie de lui ôter.
Merci pour ton billet doux. Je sais que je ne peux pas garder tes lettres, comme tu ne peux conserver les miennes. Je n’arrive pas à croire que la fin de l’été est déjà là et qu’une fois encore, nous allons nous quitter. Toi, tu as l’air calme et confiant. Peut-être es-tu plus sage que je ne le suis. Tu sembles n’être en proie à aucune inquiétude, garder espoir en notre histoire, penser que tout va s’arranger. Je ne sais pas. Tu as une telle place dans ma vie depuis un an. Tu es la marée envahissant inexorablement le Gois. Comme lui, je me rends, encore et encore. Mais la peur cède vite à l’extase.
Souvent, elle me regarde bizarrement, et je sens que je dois être prudente. Mais comment pourrait-elle savoir quoi que ce soit ? Comment aurait-elle pu deviner ? Qui le pourrait ? Je ne me sens pas coupable car ce que je ressens pour toi est pur. Ne souris pas, je t’en prie. Ne te moque pas de moi. J’ai trente-cinq ans, je suis mère de deux petits et, avec toi, je me sens comme une enfant. Tu le sais. Tu sais ce que tu as provoqué en moi. Tu m’as rendue vivante. Non, ne ris pas.