Une carouble s’affole dans la serrure. La porte s’ouvre. Des gens entrent : un employé de nuit du Thagada Veutu palace, un policier turc en uniforme, deux infirmiers portant un brancard. Je les distingue à travers mes longs cils charmeurs dont les battements savants viennent à bout des clitos les plus récalcitrants.
Le policier se penche sur nous. Il nous palpe et baragouine quelque chose. Alors les infirmiers développent leur brancard et, à tout seigneur tout honneur, le mâle restant prépondérant dans les sociétés musulmanes, me chargent en premier et me descendent dans une ambulance stationnée sous le péristyle de l’hôtel. N’après quoi, ils vont chercher ma compagne et me l’apportent sur le rail de fixation voisin. Et puis fouette cocher ! La décarrade s’opère.
Tiens, le flic est monté aussi dans le véhicule, ce qui fait qu’ils sont trois, serrés dans la cabine avant.
— Le Vieux a bien usiné ! chuchoté-je. Je n’espérais pas que ça se passerait si vite et si bien !
— Il a de beaux restes, convient Violette.
A quoi fait-elle allusion ? Je me propose de lui poser la question térieurement.
L’ambulance droppe dans la nuit byzantine émail-lée de lumières (toujours, dans les bons livres : « émaillé de lumières », c’est payant). Elle enquille bientôt l’Istiklâl Caddesi à toute vibure, sirène hurlante ; peu avant Taksim Meydani elle freine à mort (pour une ambulance, merci du peu), vire à gauche, et stoppe devant le consulat de France. On nous attend. Un diplomate jeune et mince, agréable, déjà saboulé en « représentant de l’amère patrie », accueille nos inerties. Il nous fait transporter dans une grande pièce qui doit servir à des conférences et où l’on a dressé deux lits de camp. Les brancardiers déposent nos « corps » sur chacun d’eux. Le jeune diplomate leur glisse une liasse de talbins (je perçois le froissement caractéristique des fafs). Les deux mecs se retirent. Ensuite, notre hôte prend le policier à part. Il y a palabre, en anglais. Puis froissement de vaisselle de fouille, à nouveau. Exit le poulet.
Alors le jeune diplotomate s’approche de nos plumards.
— Voilà, fait-il, vous êtes en sécurité.
Dès lors, nous nous dressons et je lui secoue le bras comme le levier d’une pompe à incendie de village quand une grange flambe.
— Remarquable, complimenté-je.
— Alex Pourçaugnac, se présente-t-il.
— Commissaire San-Antonio ! Et voici ma collaboratrice, l’inspecteur Lagougne.
Violette, qui est nue, met sa main devant sa bouche pour bâiller.
Le diplomate (il l’est jusqu’au bout des ongles, voire du phallus) regarde ailleurs et, par discrétion, est tout prêt à appeler Violette « monsieur l’ins-pec-teur ».
— J’ai longuement conversé avec le directeur de la Police parisienne, fait le consul. Heureusement que nous avons certains auxiliaires occultes à Istanbul : ils m’ont permis de monter cette opération en un temps record. Il fallait agir pendant la période nocturne de l’hôtel, de jour, ça n’aurait plus été possible. Mon faux policier est tombé sur un veilleur de nuit ahuri qui n’a pas compris grand-chose à ses déclarations, assure-t-il. Il a prétendu que des clients français ont lancé un appel au secours à la police pour signaler qu’ils se mouraient. Le préposé a téléphoné, puis a escorté le flic et les infirmiers jusqu’à votre chambre. Mon collaborateur a affirmé que vous étiez morts et a ordonné, devant le bonhomme, de conduire les corps au consulat de France. Je vais de ce pas passer un communiqué à la presse istanbuloise pour confirmer la chose. Vos cadavres de « ressortissants » vont séjourner quelque vingt-quatre heures ici avant d’être rapatriés en France. Version officielle : vous vous êtes suicidés ; drame de la passion amoureuse, si vous n’y voyez aucun inconvénient. Que je vous rassure : avant de quitter votre chambre, le « policier » a remis en place la couverture qui isolait la salle de bains, ainsi que le tuyau de la douche.
— Fabuleux, exulté-je. Vous êtes un diplomate plein d’avenir, monsieur de Pourçaugnac. Je vous consacrerai plusieurs pages dans mon rapport pour célébrer votre esprit d’initiative et votre efficacité.
Il me sourit, blasé.
— Oh ! vous savez, commissaire, quand on reçoit des ordres d’en haut, obéir ne constitue pas une action d’éclat. Je vais vous faire apporter des vêtements par ma secrétaire tandis que je téléphonerai.
— Cet homme est un parfait gentleman, déclare Violette, avec de la nostalgie dans la voix.
Je te parie une passe d’armes contre une passe avec une pute qu’elle est prête à faire étinceler Pourçaugnac, la chérie ! Une femme dotée d’un appétit sexuel de ce calibre, c’est pas le guide des belles manières qui lui refroidit le réchaud ! En attendant qu’elle accorde à notre rescapeur la juste récompense de son dévouement, je me mets à tirer des plans sur la comète.
Situation ambiguë, voire contiguë. Nous avons (plus exactement, Violette a) retrouvé les meurtriers de Lord Kouettmoll en moins de vingt-quatre heures ; ce faisant, elle a hélas révélé notre présence. Si elle a mis la main sur Tommaso et son équipier, moi, par contre, j’ai découvert que ce couple d’homos habitait un drôle d’établissement servant de « maison de repos » aux plus illustres criminels de ce temps (parmi lesquels Carlos).
A présent, la question est de savoir si la « Pension Mimosa « pour assassins au repos est encore sur le qui-vive ou si notre double exécution a rassuré ses occupants.
Pour le savoir, je vais donc devoir faire surveiller Windsor Lodge étroitement. Oui, mais par qui ?
Violette respecte ma profonde méditation. Qui sait, peut-être ses pensées suivent-elles un cheminement parallèle ?
La secrétaire du consul arrive avec une brassée de vêtements féminins (l’état d’urgence vestimentaire frappant surtout ma « collaboratrice »). C’est une personne agréable, très simple, et qui se montre parfaite hôtesse. Je laisse « chiffonner » ces dames car le consul m’informe que « Paris me demande au téléphone ».
C’est Achille, en Dirlo des grands jours. Plus baderne le moindre. Net, précis, the chief !
— San-Antonio, me dit-il, l’instant est grave.
Beau préambule, presque majestueux. Ça vous a un côté « mobilisation générale » ! L’instant est grave ! Il poursuit :
— L’opération « Cousin frileux « fait un foin de tous les diables au Foreign Office. Ces sales cons nous accusent des pires forfaits et crient au scandale. Ça remue si fort que des têtes vont tomber, San-Antonio ; et la mienne parmi celles-ci ! Le seul moyen de calmer cette effervescence, c’est de leur livrer l’assassin. Puisque vous prétendez l’avoir retrouvé, assurez-vous de sa personne et faites-leur-en cadeau ! Je viens de vous tirer de la merde, hein ? Alors tirez-m’en à votre tour, mon vieux !
Il est en rage, le Scalpé. Défend sa place à l’arme blanche. Héroïque ! Je le vois debout dans son fauteuil directorial, un drapeau déchiqueté dans les mains ! Le côté farouche : touche pas à mon poste !
J’essaie de regimber :
— Mais, patron, nous sommes brûlés, Violette et moi. A preuve, ils nous ont « supprimés ». Comment voulez-vous que je…
Il gueule :
— JE VEUX ! point à la ligne. Comment ? Ça c’est votre job, commissaire. Moi, je me contente de vouloir et c’est à vous d’agir, de trouver les « comment ». Quant à votre soi-disant repaire de bandits, vous pensez bien que je ne suis pas allé sonner le tocsin chez nos voisins avec la couillerie qui m’arrive, nom de Dieu ! Si vous avez du temps de reste, enfumez-les, foutez le feu à leur baraque, empoisonnez-les à la mort-aux-rats si bon vous chante, moi je m’en fous !