— Pas nécessairement.
Un temps.
— J’attends une équipe que Paris me promet. Pendant ce temps, j’aimerais pouvoir modifier quelque peu mon aspect ; je suis pressé et j’ai une mission délicate.
Il sourit.
— Je ne savais pas que nos policiers donnaient dans l’Arsène Lupin !
— A l’occasion ; les vieilles recettes des feuilletons de jadis ont toujours leur charme.
— Vous souhaiteriez vous travestir en quoi ? En Turc ?
— Je n’irais pas jusqu’à vous réclamer un turban ou une chéchia ; par contre, si je pouvais obtenir un bon fond de teint et des postiches bruns…
— Cathy, ma secrétaire, va s’occuper de ça. Elle est d’une efficacité rare.
— Je sais, ne puis-je m’empêcher de renchérir : j’ai vu.
— Et moi ? demande-t-elle.
— Vous attendez au consulat, ma douce Violette, car il ne s’agit pas d’aller faire des vagues autour de la pension Windsor Lodge. Par contre, essayez de vous renseigner discrètement, et surtout sans faire appel aux autorités turques, sur sa vieille tenancière.
— A vos ordres, commissaire.
J’ajoute :
— Je sais que vous avez un tempérament de feu, aussi vous conseillé-je de ne pas mettre à sac toutes les braguettes ni toutes les culottes se trouvant dans ce consulat.
Elle rougit ; puis, songeuse :
— Pensez-vous que je devrais me faire soigner, commissaire ?
— Ce serait dommage, réponds-je. Les grandes prêtresses du sexe sont si rares ! Mais vous devriez, nonobstant, essayer de calmer vos ardeurs, ma chérie. Elles risquent de vous valoir des complications peu compatibles avec ce métier qui est devenu le vôtre et dans lequel vous excellez.
— Je ferai mon possible, piteuse la jolie chérie, attendrissante de confusion. Voyez-vous, commissaire, c’est de naissance. Toute petite, déjà, je caressais les testicules des messieurs qui venaient à la maison. A dix ans, je pompais le facteur ; à douze, je léchais la chatte de la jeune fille qui me donnait des cours de piano ; à quinze, je me laissais sodomiser par le teinturier veuf qui avait son magasin au pied de notre immeuble ; à seize, je me laissais prendre à la suite (je n’ose employer l’expression de « queu leu leu ») par les vingt-deux garçons de la chorale mixte dont je faisais partie. Un besoin incoercible ! Une frénésie !
— La prostitution ne vous a jamais tentée ?
— Quelle horreur ! Pour qui me prenez-vous ? Me faire payer pour le plaisir qu’on m’accordait ? C’eût été inqualifiable ! Mes sens sont peut-être survoltés, mais ma morale est sauve !
Chère belle et franche Violette, émouvante de sincérité !
Elle baisse la voix, bat des cils :
— Et vous savez quelque chose, commissaire ? Bien que je sois incapable de juguler mes instincts sexuels, je suis follement amoureuse de vous !
Le plus fort c’est qu’elle paraît sincère.
— Merci du privilège, ma jolie.
Je lui vote une pelle galochée en témoignage de reconnaissance.
Elle ne peut se retenir de me flatter le grand Marcel, comme par inadvertance. Incorrigible femelle !
De l’autre côté de la rue, les immeubles sont d’im-por-tance moyenne : pas luxueux, un peu ébréchés même, mais avec un aspect oriental-petit-bourgeois, si je puis dire. Trois étages, des porches élevés, plein cintre, des fenêtres hautes, en ogive, avec des volets soigneusement clos, composés de lattes qui ne laissent rien voir des appartements.
Un grand magasin de tapis fait face au Windsor Lodge. Ceux-ci sont accrochés sur la façade jusqu’au deuxième étage et jonchent le trottoir. Ils ne laissent en fait d’ouvertures que la porte (sorte de trou noir, rectangulaire, donnant sur un antre mystérieux) et deux fenêtres à petits carreaux sales. Devant l’ouverture béante, une table de cuivre martelé supporte deux narguilés qui évoquent quelques binious stylisés, avec des embouts gros comme des pompes à vélo à l’extrémité de leur tuyau. Des braises brasillent en de menus foyers, l’eau de leurs vases embués gargouille faiblement à cause de deux vieux mecs en chemise, bonnet de laine, bénouse déformé, qui fument béatement, l’air absent.
Moi, le narguilé (ou narghilé, ou narguileh), ça me fait poiler. Déjà, une cigarette, je trouve con, alors que dire de ce fourbi insensé de verre, de métal, de caoutchouc que des mecs tètent, telles des mamelles hétéroclites, comme s’ils se shootaient avec un poste à essence miniaturisé. Un jour que je traînais mes couines au Liban, j’ai essayé de fumasser ce truc-là sous la houlette d’un aminche arabe. Trois ou quatre goulées, pas davantage. Je me suis senti si glandu avec ce clystère en bouche, que j’ai tout de suite déclaré forfait. D’ailleurs, ça n’avait pas grand goût pour un palais affiné au Château d’Yquem. J’allais pas me zinguer les papilles avec ces conneries.
Les deux vioques mal rasés font vachetement folklore sur leur tas de tapis. Je passe devant eux et, délibérément, m’engage sous le porche jouxtant le magasin. T’as alors une sorte de cour ombreuse et malodorante où deux chiens tentent de se sodomiser, sans grand espoir vu leur différence de taille. Un bric-à-brac inidentifiable est accumoncelé là. Un conduit d’écoulement creusé dans le sol dallé évacue des liquides en pleine putréfaction.
J’avise un escalier extérieur, plaqué contre le mur. Il dessert les trois étages en zigzag. Il est en bois peint en vert. La couleur s’en va par plaques. Je monte. Premier palier. Une porte vitrée, fermée. Je tente de regarder à l’intérieur : il s’agit d’un entrepôt à tapis. Y en a des piles et des piles. Je grimpe au second niveau : même topo. Là encore, l’entrepôt continue. Mais d’après ce que je peux apercevoir, l’endroit n’accueille que des rossignols : c’est l’ultime resserre où l’on évacue les invendables, les loupés, les moisis.
La lourde du palier n’est fermée que par deux gros cadenas « à l’ancienne », mahousses comme des bourses de taureau. J’use de mon sésame. S’agit-il d’un mécanisme turc, toujours est-il que le petit futé est moins à son aise qu’avec des serrures perfectionnées. Ça renâcle mochement. De temps à autre, je me déconcentre pour gaffer l’environnement. Dans la cour, les deux cadors continuent de s’escrimer en jappant d’impatience ou de contrariété, j’sais pas. Au-dessus, c’est habité. J’entends mouliner un poste de radio crachoteur qui diffuse de la mélopée arbie et, par instants, un bébé pousse une beuglante qu’on lui jugule en agitant son berceau. Je continue de cigogner le premier cadenas. Il finit par se rendre. Le deuxième, vaincu par l’exemple, fait moins de chichis et se laisse convaincre.
J’entre dans le local. Une odeur âcre de poussière suraccumulée et de suint rance m’agresse l’olfactif et me file un simulacre d’angine. Il y a une quantité de toiles d’araignée en festons et des rats en goinfrade qui s’évacuent sans hâte. Il fait obscur. Une lumière grise, épaisse, avec, de-ci, de-là, le laser mince d’un rayon de soleil fourvoyé. Je m’approche d’une fenêtre dont les volets sont fermés. A travers une fente, j’aperçois le Windsor Lodge, en face de moi, à moins de dix mètres. J’en surplombe le premier étage. Comme il s’agit d’une architecture britannique, il est abondamment éclairé par des baies à petits carreaux.
De mon poste, je distingue nettement le couloir où prennent les chambres de mes deux tueurs et celle du supposé Carlos. Un contentement intense me vient. Je réalise qu’avec un minimum de précautions, je vais pouvoir installer ici un poste d’observation car cet étage doit rester des mois, voire davantage, sans recevoir la visite des marchands de tapis. Le seul danger est constitué par les habitants du dessus.
Je me retire et, de nouveau sur l’étroit palier de bois, j’arrange un savant trompe-l’œil avec les cadenas, de manière à ce qu’ils aient encore l’air d’être opérationnels tout en ne l’étant point. C’est-à-dire qu’ils emprisonnent deux extrémités de chaîne sans rapport direct. Il suffit de les détortiller un peu pour libérer la lourde.